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qu’y trouve l’étranger. Si nous les lisons avec curiosité, c’est moins pour le mérite intrinsèque du livre qu’afin de mieux connaître le tour d’esprit des Allemands, de mieux suivre la trace de leurs préoccupations jusque dans un genre réputé frivole. Tout l’ouvrage est si rempli d’intentions et d’abstractions qu’il ne reste rien pour l’art désintéressé.

Ce n’est pas que M. Freytag ne soit un écrivain soigneux, scrupuleux de la forme. Il a le style clair, coloré, minutieux ; à défaut de la vivacité du dialogue, et à côté de trop longs discours, on rencontre certaines page d’une candeur fine et d’une bonhomie cordiale, qui, par l’exécution soignée, rappellent les bons peintres de genre, un Knaus, un Menzel. C’est là que le talent de l’auteur se déploie dans toute sa grâce et dans toute sa liberté. Et pourtant, transposée dans notre langue française si impatiente de toute lenteur, si vive et si alerte, cette prose allemande marche d’un pas pesant.

Le genre du roman historique et politique adopté par M. Freytag est, sinon faux, du moins un genre de transition : justement abandonné en France et en Angleterre, il n’est plus guère cultivé qu’en Allemagne. En cela les Allemands retardent de trente années. Ils négligent trop, encore aujourd’hui, le roman psychologique, l’étude des sentimens et des caractères. Non-seulement M. Freytag s’est peu préoccupé de ranimer les Ancêtres dans la vérité et la rudesse des mœurs et des coutumes, mais il ne s’est même pas soucié de prendre des êtres vivans pour modèles, des êtres ondoyans et divers, agités par le conflit des désirs et des appétits qui se combinent, se contrarient à l’infini et varient d’un homme à l’autre autant que différent les traits du visage. Ses personnages sont une incarnation de thèses préconçues et de passions abstraites, des figures symboliques agissant toujours d’après certaines règles invariables, accessibles à certains mobiles historiques et dont la forme est toujours la même, des mannequins qui ne se distinguent les uns des autres que par le costume, raidis dans la même attitude, mus par l’unique ressort du patriotisme, figés dans l’expression du caractère allemand idéal, — sincérité, droiture, chasteté, courage, abnégation, — des êtres doués de toute perfection et qui n’ont qu’un défaut, celui de ne pas vivre et de trop prouver la bonté, la justice et la noblesse de la cause nationale que soutient l’auteur. On pourrait dire des romans mieux encore que de l’histoire : Scribitur ad narrandum, non ad probandum.


J. BOURDEAU.