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Freytag nous a montré les deux familles, c’est-à-dire les deux principes souvent aux prises : aussi le duel de l’étudiant Henner et de Victor Koenig, vers 1835, est en quelque sorte un phénomène héréditaire. On devine que c’est le Junker, autrement dit l’ancien régime, qui reçoit les horions. ? La rivalité n’en est que plus ardente entre les deux jeunes gens.

Ayant pris ses degrés de privat-docent, Victor Kœnig vint s’établir à Berlin et, comme tout écrivain allemand, il débuta dans les lettres en publiant un livre sur l’esthétique qui le mit à la mode et le fit rechercher « dans les cercles de la résidence, où l’on prenait le thé en devisant sur les arts et sur la littérature. » Sa réputation grandissait, il était question au ministère de le nommer professeur, ce qui est en Allemagne la marque officielle de tout écrivain de talent. Sans vocation pédagogique, il se sentait entraîné vers la critique de théâtre : à cet âge, le goût de la comédie n’est souvent que le goût d’une comédienne. Force nous est d’avouer que le privat-docent était amoureux d’une artiste célèbre, nommée Tina, à laquelle il exposait ses théories sur le Beau, la déclamation et l’art d’aimer. Tina, protégée d’ailleurs par un prince autrichien jaloux et millionnaire, décourageait son jeune ami en lui représentant que mieux valait s’en tenir au frugal régime de l’esthétique. Un soir pourtant qu’elle l’aperçut dans une loge en compagnie d’une personne jeune et jolie, son zèle de moraliste en fut ébranlé ; la jalousie lui inspira ce raisonnement : que, si le jeune homme devait être heureux, il était préférable qu’il le fût par elle et non par une autre. Le lendemain, quand il vint s’exercer avec elle à la déclamation et qu’ils commencèrent la grande scène de Roméo et Juliette, ils se sentirent l’un et l’autre troublés, transportés. Le châle vint à glisser et découvrit l’épaule de Juliette, qui jeta les bras autour du cou de Roméo et soupira d’une voix étouffée : « Voici mon épaule, tu peux la baiser. » Lui d’obéir, mais elle se dégagea de son étreinte, jeta un manteau de pourpre sur son col nu et, étendant le bras, d’un geste de tendresse entraînante : « Va, cher, dit-elle, ce soir, je t’attendrai ! »

Le privat-docent sortit radieux, rêvant des félicités promises, sans aucun souci des chastes traditions de sa race ni des ancêtres paisiblement endormis dans la poussière de leur vertu immaculée. Et nous aurions eu le déplaisir de voir succomber comme un simple bachelier, à la première tentation, le dernier rejeton de tant de héros sans tache si la révolution de 1848 n’avait éclaté, tout à propos. Le soir même de ce jour, notre ami Kœnig, le cœur battant, volait au rendez-vous ; il se heurta brusquement à une barricade : son innocence l’avait échappé belle. Disons à sa louange qu’il supporta cette déconvenue avec grandeur