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l’incomparable type des Kœnig. — La métamorphose du Français Dessalle en Allemand est surprenante, mais logique. Sans cela, l’héroïne aurait paru aimer un Welche, ce qui eût été l’abomination de la désolation.

On se ferait une idée imparfaite du mérite de M. Freytag, si l’on ne tenait compte que de l’intrigue romanesque, à la fois un peu fade, invraisemblable et compliquée. Ce qui relève la faiblesse de l’invention, ce sont les petits épisodes entrelacés en arabesques autour de l’action principale, les menus détails de mœurs ingénieusement tracés et qui rappellent de loin la naïveté séduisante et apprêtée d’Erckmann-Chatrian, tels que l’enrôlement des volontaires allemands dans les églises protestantes en 1813, ou encore le récit de la guerre de partisans que le comte Gœtzen organisa dans le comté de Glatz contre les Français.

Nous trouvons exprimée dans ce roman une théorie chère à l’auteur, et qui l’a inspiré dans toute son œuvre, sur le rôle joué par les petites gens dans l’histoire. Contrairement à beaucoup d’historiens et à certains romanciers, M. Disraeli par exemple, pour qui la politique n’est que l’œuvre personnelle de quelques audacieux parvenus à force d’habileté de cour, d’intrigue de salon ou de place publique, M. Freytag donne le rôle principal aux humbles, aux simples, aux ignorés de l’histoire. A propos des Mystères du peuple, Eugène Sue écrivait : « Jusqu’ici, sauf quelques éminens et modernes historiens, on avait toujours écrit l’histoire de nos rois, de leurs cours, de leurs amours adultères, de leurs batailles, mais jamais notre histoire à nous autres bourgeois et prolétaires ; on nous la voilait au contraire, afin que nous ne puissions y puiser ni mâles enseignemens, ni foi, ni espérance ardente à un avenir meilleur, par la connaissance et la conscience du passé. » Ce passage pourrait servir d’épigraphe au roman de M. Freytag. Il considère en effet l’histoire, non comme l’œuvre des grands hommes, mais comme la résultante de causes infiniment complexes et comme l’ouvrage des artisans les plus obscurs. Ce qu’on appelle l’esprit général d’une époque, germe ici et là dans plus d’une tête, couve dans la foule anonyme jusqu’à ce qu’apparaisse l’homme de génie, qui donne aux aspirations populaires une formule vivante, une organisation définitive. Mais les grands hommes ne disposent pas en maîtres de cette force mystérieuse, changeante, insaisissable, qui décide des destinées des peuples et qu’on appelle l’opinion. S’ils lui prêtent parfois une voix retentissante, s’ils la dirigent même en une certaine mesure, ils en ont d’abord reçu l’impulsion. Bien avant M. Freytag et en meilleurs termes qu’Eugène Sue, Voltaire avait dit dans l’Ingénu : « L’histoire n’est que le tableau des crimes et des malheurs ; la foule des hommes innocens et paisibles disparaît toujours sur ces