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gisait immobile aux pieds de George, dont les larmes brûlantes tombaient sur elle goutte à goutte. Longtemps ils restèrent ainsi.

« George fut le premier à reprendre courage. Il toucha légèrement le bras de la jeune fille : « Relevez-vous, chère et pure Anna, je ne puis supporter la vue de votre douleur. Là, au-dessus, à l’étage supérieur sera votre appartement. Si misérable qu’il soit, du moins vous y reposerez en sécurité. Une échelle y conduit ; si vous la retirez, personne n’y pourra pénétrer. Quant à moi, qu’il me soit permis de demeurer ici, je veux être votre fidèle gardien. »

Anna saisit l’échelle de salut et monte, pendant que George, mélancolique, contemplait le ciel gris à travers les barreaux de la fenêtre. Quand il se retourna, la femme et l’échelle avaient disparu. Il alla rejoindre ses rudes compagnons et leur raconta que sa femme s’était trouvée subitement fort souffrante ; ceux-ci se moquèrent de lui, l’accablèrent de grossières plaisanteries et finirent par l’enivrer. Tout trébuchant, il rentra, au milieu de la nuit dans sa tour et tomba sur sa couche, accablé par un sommeil de plomb. « Tout était silencieux et l’on n’entendait que la lourde respiration du dormeur. C’est alors que par la trappe entrouverte un rayon lumineux glissa jusqu’au fond de la chambre. Une femme anxieuse descendit, s’approcha du lit, redressa soigneusement la tête de l’homme endormi, et étendit sur lui une chaude couverture ; longtemps elle resta, assise à terre, sans bouger, la tête inclinée. Ainsi se passa pour ces pauvres enfans la nuit des noces. »

Les jours, les semaines, les mois s’écoulèrent, et Anna ne donnait d’autre preuve de tendresse à George que son zèle de bonne et industrieuse ménagère. Elle était devenue la femme forte selon l’idéal allemand, occupée à soigner les enfans du pays, à moraliser les lansquenets par la lecture de l’évangile. M. Freytag nous la peint faisant la soupe à son mari, la versant, l’agitant patiemment avec une cuiller pour la faire refroidir ; elle raccommode les vêtemens, s’ingénie pour se procurer un fourneau, un chat, un tonneau de vin, exerce enfin toutes les vertus domestiques. Ces descriptions familières réjouissent le cœur des mères de famille en Allemagne, et contribuent au succès de ces romans. On ne saurait trop admirer la patience et la conscience d’un écrivain de la valeur de M. Freytag, consacrant dix pages à ces menus détails de la Cuisinière bourgeoise, au milieu de cette grande épopée historique et philosophique.

Suivent des scènes de passion très vive. Malgré l’intimité forcée des deux jeunes gens, la pudeur de la fille de Fabricius demeurait inflexible, et l’échelle était rigoureusement tirée dès que la nuit tombait. Un amant moins neuf se serait peut-être avisé que cette retraite de chaque soir pouvait bien n’être qu’une fuite derrière les saules. Mais le naïf lansquenet ne connaissait pas les