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l’auteur s’y découvre nettement. L’intrigue romanesque fait presque entièrement défaut, le tableau historique n’est pas d’une scrupuleuse impartialité. L’auteur nous montre, par exemple, le farouche Conrad exerçant sur sainte Elisabeth, sa pénitente résignée, tous les mauvais traitemens que peut suggérer une malignité de prêtre vraiment diabolique et se livrant sur elle à la pratique aussi indécente qu’équivoque de la flagellation. Si l’on en croit la chronique, maître Conrad de Marbourg s’efforçait, au contraire, de modérer le zèle d’austérité qui poussait parfois la sainte aux plus singuliers excès.

A vrai dire, ce n’est point ici un roman historique, c’est plutôt de la philosophie de l’histoire en action : éveil de l’idée nationale en Allemagne, premières velléités de réforme et d’indépendance du joug ultramontain, point de départ de la civilisation de la Prusse, toutes idées abstraites, accrochées à des épisodes historiques et expliquées par des incidens et des personnages de pure fantaisie. Ces sortes d’ouvrages exigeraient un long commentaire.

Le succès de ce roman, qui comptait en 1880 jusqu’à six éditions, fait assurément honneur à l’esprit sérieux, studieux et appliqué des Allemands. En France, nous ne sommes pas habitués à mettre tant d’efforts dans nos plaisirs, ou du moins nous ne comprenons pas le plaisir de la même manière. Un repos, un délassement, une impression vive, une émotion passagère, des traits d’observation juste ou ironique, quelque chose de facile, de net et de vrai, voilà ce que nous demandons aux œuvres d’imagination, tandis que les Allemands semblent n’estimer les plaisirs littéraires qu’autant qu’ils leur coûtent ou qu’ils leur rapportent. Plus M. Freytag se met en frais d’érudition dans le choix de ses sujets, moins il se préoccupe de la vraisemblance et de la variété de ses personnages, ou plutôt c’est le même personnage que nous retrouverons dans les romans qui suivent, le même être abstrait exprimant les mêmes idées nobles, l’Allemand idéal à toutes les époques et dans toutes les situations, plein de délicatesse et de générosité, possédé de l’esprit de progrès, promoteur de la civilisation germanique, national libéral, apôtre du Culturkampf, vertus héréditaires qui se transmettent intactes, de génération en génération, dans la diversité des temps et des circonstances.


II

Le roman suivant, qui a pour titre Marcus Kœnig, exige quelques mots de préambule. Si l’on veut se rendre compte de cette période très importante pour l’histoire d’Allemagne à laquelle M. Freytag fait allusion à la fin de son dernier roman,