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désintéressement ne se laisse pas corrompre. Seul, le grand-maître de l’ordre teutonique, Hermann de Salza, lui parle de la gloire de l’entreprise qui doit rejaillir sur toute l’Allemagne. Le nom de la grande patrie, invoqué pour la première fois, trouble profondément le jeune chevalier. Dans sa perplexité, il va consulter sa noble dame, sainte Élisabeth, laquelle consulte son confesseur. Poussée par maître Conrad, Else conseille à Ivo de partir, et il part. — Ainsi, d’après M. Freytag, se trouve vérifiée dans le passé cette parole de M. de Bismarck « que l’église mène les hommes par les femmes et les femmes par le confessionnal. » N’est-ce pas peut-être abuser des privilèges du romancier que d’attribuer les croisades, non plus à une foi naïve et chevaleresque, au point d’honneur, à l’esprit de conquête et d’aventure, mais à l’influence des dames catholiques et de leurs directeurs ?

Il est vrai qu’alors l’enthousiasme pour la terre-sainte commençait à se refroidir. L’empereur Frédéric II, bien plus que le pape, entraîne les Allemands en Palestine. Pape et empereur sont en guerre ouverte, et le Hohenstaufen s’écrie dans une inspiration prophétique : « Moi et ma race nous délivrerons le monde de la tyrannie du vieillard qui trône entre les sept collines et qui s’est érigé en souverain maître, disposant de la majesté des lois et du sort des peuples[1]. »

À peine débarqué à Saint-Jean-d’Acre, Ivo trouve la ville pleine de voleurs et de filles de joie. Rien ne rappelle le but religieux de l’entreprise. Hospitaliers, templiers songent bien plus à leurs querelles, à leurs intérêts privés qu’à défaire les Sarrasins. Les chevaliers teutoniques se distinguent au contraire par leur courage et leur abnégation. Ivo, entraîné dans un guet-apens par les templiers, ses ennemis, est laissé pour mort. Il est recueilli par les Ismaéliens ou Assassins, qui se montrent beaucoup plus humains que les templiers, pour la plupart de race latine. Les Assassins procurent à leur prisonnier toutes les distractions imaginables : des chevaux fringans et jusqu’à « des jeunes filles brunes, légèrement vêtues, qui, au son de la flûte arabe, dansent en cercle avec grâce. » Mais le souvenir de ses chères femmes de Thuringe protège le cœur du chaste Allemand contre les séductions des houris. Le Vieux de la montagne, « au front sillonné de rides et au regard d’aigle, » rend la liberté au chrétien captif en lui offrant une bourse pleine d’or. Toujours discret, notre chevalier ne prend que la somme nécessaire à son voyage.

De retour en Thuringe, Ivo se trouve, comme Ivanhoe, dépouillé

  1. Le célèbre auteur de l’Histoire des papes, M. de Ranke, dans la dernière édition de son ouvrage, présente la guerre de 1870-71 comme la victoire de l’Allemagne sur la papauté ; Leipzig, 1874, 6e éd., p. 207.