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Hongrie. L’auteur groupe ainsi autour de son héros trois figures représentant les différentes classes de femmes à cette époque : la dame de sang noble, la fille du peuple et la sainte, la fleur du cloître. — Près de cette douce et mélancolique Else, on entrevoit son confesseur authentique, maître Conrad de Marbourg, arbitre délégué du pape en matière de foi, prêtre de mauvaise mine qui la suit comme une ombre, surveille le moindre geste, épie la moindre parole. Nous avons rencontré dans bien des romans ce personnage abstrait, ce traître de mélodrame, cet abominable dominateur des consciences, qui cache sous des dehors de pieuse humilité l’ambition dévorante du pouvoir pour le pouvoir, exerce sa tyrannie occulte sur une âme timorée et la jette au fond d’un couvent, parce qu’il désespère de la posséder lui-même et pour ne la point céder à l’empire d’un autre.

A côté de ce représentant de Rome, M. Freytag a imaginé un représentant de l’esprit allemand, un précurseur de Jean Huss, de Luther, de Lessing, et du docteur Strauss, en 1226 ! C’est un simple paysan, juge dans son village ; il apprend à lire afin de déchiffrer un manuscrit sanglant que lui a légué un mystérieux étranger et qui contient la traduction en allemand de l’évangile selon saint Marc. Dans la cervelle de ce rustre éclate le premier germe de l’esprit de réforme, lors de l’hostilité du pape et de l’empereur et des premiers excès des prêtres. Cet exégète villageois sert à prouver que les révolutions de l’histoire se préparent de longue main, naissent dans des coins ignorés, en des années obscures, se propagent dans l’ombre et n’aboutissent qu’après plusieurs siècles.

Cependant les ordres mendians se répandent en Allemagne et prêchent la sixième croisade (1226-1229). Ivo, gentilhomme très pieux, professe, comme la plupart des Allemands de son temps, un culte chevaleresque pour la vierge Marie. La mère du Christ a été, comme le dit l’irrévérencieux Heine, la dame de comptoir qui servait à attirer les grossiers Germains dans les églises. Ils la préféraient à tous les saints. Ils se la représentaient comme une Walkyrie suave planant au-dessus des champs de bataille. « J’en sais plus d’un, dit Ivo, qui se sont voués d’esprit et de cœur à la reine du ciel ; elle ne protège pas seulement les petits enfans, mais elle s’incline pleine de clémence vers les guerriers, elle les enlève du champ de bataille et les transporte là-haut dans le palais de l’éternelle félicité. » Malgré ses sentimens de piété, Ivo ne se soucie pourtant pas de se joindre à la croisade, et ce qui l’en détourne, c’est le récit des crimes que commettent les croisés en terre sainte. En vain fait-on briller à ses yeux des visions de fortune s’il s’enrôle sous la bannière de la Vierge, ses scrupules ne sont pas désarmés, et son