Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profession même extérieure de vertu, un ascète enfin. Si la vie monastique n’apparait que vers la fin du IIIe siècle, c’est que, jusque-là, l’église est un vrai monastère, une cité idéale où se pratique la vie parfaite. Quand le siècle entrera en masse dans l’église, quand le concile de Gangres, en 325, aura déclaré que les maximes de l’évangile sur la pauvreté, sur le renoncement à la famille, sur la virginité, ne sont pas à l’adresse des simples fidèles, les parfaits se créeront des lieux à part, où la vie évangélique, trop haute pour le commun des hommes, puisse être pratiquée sans atténuation. Le martyre avait offert, jusque-là, le moyen de mettre en pratique les préceptes les plus exagérés du Christ, en particulier sur le mépris des affections du sang : le monastère va suppléer au martyre, pour que les conseils de Jésus soient pratiqués quelque part. L’exemple de l’Égypte, où la vie monastique avait toujours existé, put contribuer à ce résultat ; mais le monachisme était dans l’essence même du christianisme. Dès que l’église s’ouvrit à tous, il était inévitable qu’il se formât de petites églises pour ceux qui prétendaient vivre comme Jésus et les apôtres de Jérusalem avaient vécu.

Une grosse lutte s’indiquait pour l’avenir. La piété chrétienne et l’honneur mondain seront deux antagonistes qui se livreront de rudes combats. Le réveil de l’esprit mondain sera le réveil de l’incrédulité. L’honneur se révoltera et soutiendra qu’il vaut bien cette morale qui permet d’être un saint sans être toujours un galant homme. Il y aura des voix de sirènes pour réhabiliter toutes les choses exquises que l’église a déclarées profanes au premier chef. On reste toujours un peu ce qu’on a été d’abord. L’église, association de saintes gens, gardera ce caractère, malgré toutes ses transformations. Le mondain sera son pire ennemi. Voltaire montrera que ces frivolités diaboliques, si sévèrement exclues d’une société piétiste, sont à leur manière bonnes et nécessaires. Le père Canaye essaiera bien de montrer que rien n’est plus galant que le christianisme et qu’on n’est pas plus gentilhomme qu’un jésuite. Il ne convaincra pas d’Hocquincourt. En tout cas, les gens d’esprit seront inconvertissables. On n’amènera jamais Ninon de Lenclos, Saint-Evremond, Voltaire, Mérimée à être de la même religion que Tertullien, Clément d’Alexandrie et le bon Hermas.


Ernest Renan.