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Réconcilier avant tout la Hongrie avec l’empire, serait-ce au prix des plus grands sacrifices, pour en faire un élément d’ordre et de force ; satisfaire par des institutions libérales les provinces allemandes, qui formeront toujours la base fondamentale de la monarchie, à moins que l’Autriche ne disparaisse ; neutraliser l’élément tchèque par des concessions habilement ménagées à l’élément polonais ; reconstituer l’administration, lui imprimer une direction énergique et vigilante ; rénover le crédit en mettant de l’ordre dans les finances, tel était le programme que le comte de Beust traçait à son souverain d’adoption et qu’il se mettait en de voir d’appliquer aussitôt. On n’ignorait pas à Berlin les conceptions de M. de Beust, on les admirait même, mais on les tenait pour chimériques ; on s’apitoyait sur son sort ; on estimait qu’il succomberait à la tâche et qu’il serait écrasé par le rocher de Sisyphe.

Une plume magistrale, ou plutôt une de ces griffes qui laissent dans l’histoire des traces indélébiles, se plaisait à tirer son horoscope, il était désespérant.

« L’horoscope de M. de Beust est facile à tirer, disait le mystérieux devin. Il est et restera pour l’empereur François-Joseph, de langage et de manières, un étranger ; il essaiera en vain de faire entrer dans une série systématique de compartimens le développement historique de cet amalgame de nationalités qui s’appelle l’Autriche. Incroyable mélange de naïveté et de confiance en soi-même, il espère y arriver. Je ne l’en blâme pas : un homme d’état qui ne croit pas en lui-même est perdu d’avance. Mais à mon sens, il ne réalisera jamais ses plans. Déjà sa politique hongroise a infligé à son souverain une quantité d’humiliations…. M. de Beust est à plaindre ; c’est un homme d’état de grand talent, il eût fait un excellent ministre prussien. Mais il s’est condamné lui-même au destin de martyr des fautes de ses prédécesseurs et de ses propres erreurs. Qu’il se console, ce n’est pas lui qui a créé la situation actuelle. Il enlèvera quelques pelletées de terre de la montagne d’infortunes et d’iniquités qui pèsent sur l’Autriche ; mais la montagne restera debout jusqu’au jour où une éruption sociale la fera sauter. Je ne le verrai peut-être pas, mais c’est ainsi qu’elle s’écroulera, et ses débris raconteront à la postérité qu’il fut une fois, en Autriche, un ministre du nom de Beust, qui voulut transporter les montagnes. »


X. — L’ATTITUDE DE M. DE BISMARCK.

L’inquiétude avait gagné toute l’Europe : les chambres étaient réunies à Berlin, à Paris, à Londres et à La Haye, des interpellations étaient imminentes. Déjà le Reichstag avait parlé ; il l’avait fait sans mesure, avec passion ; il avait inauguré l’ouverture de