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toute originalité consiste ici dans la grossièreté. Tout y résulte manifestement d’une intention délibérée d’avilir et de déshonorer. Le problème est de donner à l’idée l'enveloppe la plus laide ou la plus hideuse qu’elle puisse recevoir. Évidemment, ces formations sont l’œuvre d’imaginations toutes remplies de sales pensées et dont la circonvolution ne ramène jamais à la surface que des locutions grossières, et grossières même avant que de naître, parce qu’on parle comme on pense, et que pas plus on ne parle clair quand on pense obscur, pas plus on ne peut parler honnête, s’il est permis de s’exprimer ainsi, quand on pense canaille.

Est-ce à dire cependant que l’on ne puisse absolument rien tirer de ces dictionnaires d’argot, et n’y a-t-il pas de ces locutions populaires qui se recommandent à la langue littéraire par l’inattendu de leur vivacité ? Il y en a : mais alors, d’une manière générale, je ne crains pas d’affirmer que, pour populaires qu’elles soient, c’est abuser que de les faire figurer dans un dictionnaire d’argot. Il importe beaucoup, pour toutes les raisons que nous avons données, de ne pas étendre ce mot d’argot au-delà de sa signification légitime. Et, du moins à notre avis, c’est malheureusement ce qu’ont fait trop souvent M. Lucien Rigaud et M. Lorédan Larchey. M. Lorédan Larchey, par exemple, écrit dans sa préface : « S’imaginerait-on qu’en 1726, on passait pour parler argot quand on disait : détresse, scélératesse, encourageant, érudit, inattaquable, improbable, entente, naguères ? » Je crois qu’il se trompe en nous donnant tous ces mots pour autant de néologismes : ils doivent être tous ou presque tous de l’ancienne marque et du bon aloi. Mais quand il aurait raison, serait-ce à dire que ces néologismes, régulièrement formés, eussent jamais été, comme il les qualifie, de l’argot ? Le même lexicographe, dans le corps de son Dictionnaire, inscrit bravement le mot dantesque : pourquoi pas raphaélesque, michelangelesque, tizianesque, rembranesque, avec les extensions de sens dont ils sont capables, aussi bien que le mot dantesque ? Ils ne sont pas euphoniques, j’en conviens, peut-être même ne sont-ils pas nécessaires, mais ils sont régulièrement formés. Il vaut mieux ne pas s’en servir ; celui-là me sera toujours suspect de se payer de mots qui louera le dessin michelangelesque d’un maître ou le coloris tizianesque d’un autre ; mais enfin, s’il lui plaît de s’en servir, on ne pourra pas dire qu’il parle argot. Prendrons-nous maintenant des locutions proverbiales ? En quoi la locution tirer la langue d’une aune, — c’est M. Lucien Rigaud qui la donne dans le sens d’être bien altéré, — appartient-elle à l’argot ? En quoi la locution de noyer son chagrin dans le vin ? en quoi tant d’autres locutions encore, où la métaphore est tirée directement de l’objet, les mots pris dans leur sens naturel, et la phrase construite selon les lois de la grammaire ? Alors, et non plus ici par forme de plaisanterie, mais sérieusement parlant, il faudrait