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Tel est, par exemple, avec sa sifflante initiale et ses syllabes sourdes, le mot de sourlinguer, dans le sens de remettre quelqu’un à la raison. Je ne le trouve ni dans le Dictionnaire de M. Rigaud, ni dans le Dictionnaire de M. Larchey. Mais j’y trouve, en revanche, quelques locutions de la forme être bu, c’est-à-dire « être pris de boisson, » ou être lingé, pour « avoir du linge, » qu’il est difficile de ne pas rapprocher des tournures canadiennes suivantes : être foncé, pour « être en fonds » et être fortuné, pour « avoir de la fortune. » J’en relève une troisième : être gazette, pour « être mis dans la gazette, » dont je rapprocherai la forme, et peut-être la date, de l’expression d’autrefois, être chansonné, pour « être mis en chanson. » Si ce n’était cette dernière, les autres pourraient être considérées comme autant d’anglicismes.

On n’a pas à craindre de trop insister sur l’intérêt que peut offrir l’étude philologique de l’argot. C’est cet intérêt même, en effet, qui se retourne et pour ainsi dire milite contre lui dès qu’il est question de parler de sa valeur littéraire.

Car, plus vous relèverez dans ces Dictionnaires de mots tombés de patois en argot et de locutions chassées par le temps de l’usage de la langue , plus il faudra trouver de bonnes raisons qui motivent la déchéance et justifient l’arrêt de proscription. Un mot, deux mots, trois mots peuvent disparaître, sans qu’après tout nous soyons tenus d’assigner des motifs à leur disparition. C’est le hasard qui l’a voulue. Ainsi, la langue littéraire a conservé presque toutes les locutions que la langue du moyen âge avait tirées du vocabulaire de la fauconnerie. Nous en avons cité des exemples. En voici pourtant une qu’à peine comprenons-nous aujourd’hui, c’est la locution ne pas voler sur sa gorge, encore qu’elle enferme un excellent conseil d’hygiène, qui est de ne pas prendre un exercice trop violent aussitôt le repas. Comment s’est-elle perdue ? Sans doute parce qu’aucun grand écrivain ne l’a pas jugée digne d’être consacrée. Pourquoi quelqu’un ne l’a-t-il pas sauvée? Je n’en sais rien. Et vous conviendrez qu’au total il n’importe guère. Mais si c’est, au lieu d’un mot, toute une classe de mots, tout un article de dictionnaire, toute une catégorie de métaphores que la langue ait cessé d’employer, la mode alors et le caprice ne sont plus des raisons que l’on puisse invoquer. Il en faut trouver d’autres. On usait, par exemple, au XVIe siècle, des métaphores suivantes : — c’est à racler et à bander ; — que de bond, que de volée ; — jouer pardessus la corde, — ne pas courir après son esteuf ; — faire naqueter quelqu’un après soi, — toutes façons de parler, dit Henri Estienne, fort judicieusement, « qu’on aurait grand’peine à donner à entendre à un qui n’aurait pas vu jouer à la paume, » qui est le jeu d’où elles sont empruntées, et aussi ne l’essaierons-nous pas. Pourquoi ne les avons-nous pas conservées ? Ici, la réponse devient bien simple et le lecteur l’a déjà trouvée. C’est que l’habi-