Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/840

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est permis de l’admettre. La guerre pouvait en sortir, tout commençait à le faire craindre. Déjà, la veille au soir, les Tuileries avaient été mises en émoi par une dépêche du sous-préfet de Thionville, qui annonçait que des forces prussiennes considérables s’approchaient du Luxembourg pour comprimer tout mouvement français, qu’on attendait six mille hommes et que des patrouilles parcouraient les rues de la ville. La nouvelle, sans être absolument dénuée de fondement, était exagérée ; vraie ou fausse, elle n’était pas moins d’un fâcheux présage. Un fait non moins troublant s’était produit le 30 mars à Luxembourg. La Gazette officielle se disait autorisée à déclarer qu’il n’était nullement question de céder le Luxembourg à la France. « Que signifie cet article ? demandez des explications, » télégraphiait aussitôt M. de Moustier à notre envoyé à La Haye. « M. de Zuylen, répondait M. Baudin, n’attache pas d’importance à l’article ; il le fera désavouer. Les nouvelles qu’il reçoit de Berlin sont dans leur ensemble rassurantes. » Mais ce qui méritait surtout d’être pris en sérieuse considération, c’étaient les dispositions peu conciliantes que l’ambassadeur de Prusse à Londres manifestait soudainement, au dire de lord Stanley. Il demandait au gouvernement anglais de la façon la plus imprévue quelle serait son attitude si la guerre venait à éclater entre la France et la Prusse. L’étrange interpellation du comte de Bernstorff et l’attitude plus qu’équivoque du comte de Goltz témoignaient d’un revirement subit à Berlin. Il semblait que M. de Bismarck, lui aussi, commençait à « mettre les fers au feu. »

M. Baudin était revenu à La Haye le 31 mars au soir ; le 1er avril au matin, il fit parvenir au roi la lettre de l’empereur. La parole écrite des deux souverains était échangée, la cession du Luxembourg était moralement consommée. Il ne restait plus pour la rendre définitive et irrévocable qu’à lui assurer la sanction diplomatique. La convention de garantie et le traité de cession étaient prêts ; on allait les signer, lorsque M. de Zuylen, invoquant un vice de forme fondé sur la nécessité de faire intervenir M. de Tornaco dans le traité, demanda la remise de la signature au lendemain 2 avril. La fatalité s’en mêlait ; peut-être aussi était-ce un dernier retour de la fortune permettant à l’empereur d’échapper à la cruelle alternative ou de déchirer un traité solennel à la face de l’Europe ou de subir la guerre, désarmé, dans les plus désastreuses conditions.


G. ROTHAN.