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révolution. Mais il eût été sage de sa part de semer la division parmi eux, au lieu de chercher à leur persuader qu’ils se trompaient sur l’état de la Turquie, qu’en dépit de sa défaite, elle était encore assez vigoureuse pour marcher à leur tête et pour les défendre, qu’ils n’avaient qu’à se ranger sous sa bannière et qu’en toute circonstance elle serait prête à voler à leur secours. C’est ce qui l’a amené à heurter l’Europe sur tous les points du monde islamique et à se brouiller tour à tour avec chacune des grandes puissances chrétiennes. L’ancien ambassadeur anglais à Constantinople, M. Goschen, disait récemment dans un discours plein de verve et d’esprit que l’Angleterre n’avait rien perdu de son influence auprès du sultan. Est-ce bien vrai ? Est-il bien exact qu’Abdul-Hamid, qui travaillait il y a si peu de temps encore à propager la révolte parmi les musulmans de l’Inde, qui perdait toute confiance en M. Layard et qui éprouvait une si grande terreur au seul nom de M. Gladstone, ait aujourd’hui une grande amitié pour les Anglais ? Il faut se méfier des variations d’un souverain qui change chaque jour de sentimens comme d’idées. Naguère encore le sultan avait dans la France une confiance absolue. Les événemens de Tunis ont tout gâté. Ils l’ont rapproché de l’Angleterre, mais tôt ou tard d’autres événemens l’en éloigneront. La Turquie ne pourrait avoir d’alliance durable qu’à la condition d’être turque, non musulmane, de s’occuper de ses propres affaires, non de celles de tous les vrais croyans. En se mettant à la tête de la ligue islamique, elle soulève inévitablement contre elle tout ce qui est chrétien sans distinction. J’ai essayé d’indiquer ce que lui coûte à l’extérieur cette politique humainement insensée, si religieusement on doit lui reconnaître quelque noblesse, et démontrer qu’elle a pour corollaire inévitable, dans l’administration intérieure de l’empire, des pratiques de réaction étroite, stérilisante, qui dessèchent la vie dans tous les membres du pays, qui portent dans toutes ses parties la désolation et la mort.

Il faut être juste toutefois et dire la vérité tout entière, au risque d’avoir l’air de démentir ce qui précède et de substituer le sentiment à la politique. Lorsqu’on conseille à la Turquie de suivre une politique turque, c’est à sa mission historique qu’on lui conseille de renoncer. À aucune des périodes de son existence nationale, elle ne s’est regardée comme un peuple ordinaire s’établissant sur un territoire pour le cultiver, pour y vivre paisiblement des fruits de son travail. Animée de pensées bien différentes, c’est pour répandre la loi du Prophète ou asservir ceux qui refusaient de s’y soumettre, qu’elle s’est jetée tour à tour sur l’Asie, sur l’Europe et sur l’Afrique. Lui parler d’assimiler des races chrétiennes, l’inviter même à les gouverner avec modération, c’est lui demander de commettre un sacrilège. Quoi qu’en aient pensé Midhat-Pachat et ses amis, le