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pour tout esprit sage et sensé, pour tout cœur patriote, abandonner le pays dans son état actuel n’est pas admissible, et il va de soi que le second terme du dilemme doit être adopté sans retard. Or, en reconnaissant qu’il ne peut plus y avoir d’hésitation à ce sujet, l’on reconnaît, par la force même des choses, la nécessité de recourir aux moyens pratiques ; ces moyens ne se trouvent pas dans le pays, de là l’obligation impérieuse de les chercher ailleurs. »

Croirait-on que le ministre qui raisonnait si bien, qui déclarait en termes si formels que le bon sens, le patriotisme, et la science politique faisaient au gouvernement turc l’obligation d’accepter les offres des capitalistes étrangers, s’est vu forcé, il y quelques mois, d’envoyer aux journaux de Constantinople l’ordre formel de bannir de leurs discussions jusqu’à l’hypothèse d’une concession quelconque qui pourrait être faite à un Européen quelconque sur un point quelconque de l’empire ? La théorie du palais est diamétralement opposée à celle d’Hassan-Fehmi. D’après le sultan et ses conseillers, ouvrir la Turquie aux capitaux européens, c’est l’ouvrir aux Européens eux-mêmes. Les travaux publics sont un commencement de conquête. Témoin ce qui s’est passé en Égypte, où le khédive est devenu un vassal de l’Europe. Témoin ce qui se passe en Tunisie, où le bey est tombé sous le protectorat de la France. Abdul-Hamid est convaincu que ce sont les chemins de fer qui ont perdu la Tunisie. La Turquie leur doit également ses désastres. C’est une opinion universelle dans le monde turc que les chemins de fer et les routes de Bulgarie et de Roumélie ont singulièrement favorisé les Russes et que, s’ils n’avaient pas existé, la dernière campagne aurait eu des résultats tout autres que ceux qu’elle a eus. Un des grands griefs des ennemis de Midhat contre cette triste victime d’un libéralisme mal conçu et d’un amour maladroit de la civilisation, c’est d’avoir favorisé de son mieux la création de ces chemins de fer et de ces routes. On l’accuse d’avoir ouvert ainsi la porte de Constantinople à la Russie. Jamais légende ne fut plus absurde, plus dénuée de fondement. Pendant la guerre turco-russe, c’est aux Turcs que les chemins de fer ont merveilleusement servi ; ils sont cause de tous leurs succès. Grâce à eux, les Turcs ont pu transporter rapidement leur armée de Constantinople à Philippopoli et de Varna à Roustchouk ; sans eux ils n’auraient jamais exécuté les concentrations de troupes au moyen desquelles ils ont si longtemps arrêté l’invasion ennemie. Ce n’est qu’après le passage des Balkans, c’est-à-dire lorsque la campagne était irrémédiablement perdue, que les Russes ont mis la main sur les chemins de fer et les ont employés au transport des trente à quarante mille hommes qui sont venus jusqu’à San-Stefano. Mais on oublie tout cela à Constantinople, de même qu’on y oublie que le khédive d’Égypte et le bey de Tunis