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la livre peu à peu aux chrétiens qui y pullulent sans bruit, tandis que les Turcs, toujours sous les armes, la quittent, hélas ! avec bien peu d’espoir d’y revenir.

Voilà les conséquences de ce que j’appellerai la politique du califat, la politique religieuse, opposée à la politique turque, à la politique pratique et réaliste qui, renonçant aux visées universelles, trouverait encore, sans trop de peine, le moyen de relever l’empire ottoman et d’en faire une grande nation. Le premier article du programme de cette seconde politique devrait être la mise en œuvre et en rapport des immenses ressources matérielles de la Turquie. Ce pays, si profondément ruiné, qui ne parvient à soutenir en ce moment une armée de quelques centaines de mille hommes qu’en négligeant tous les autres services publics et qu’en condamnant sa population à une misère atroce, possède des trésors naturels suffisans pour satisfaire aux besoins des plus vastes empires. Mais ces trésors ne peuvent sortir de la terre où ils sont enfouis qu’à l’aide de grands travaux publics, et de grands travaux publics ne peuvent être entrepris en Turquie qu’au moyen de capitaux européens. C’est ce que comprennent tous les Turcs éclairés. Interrogez l’un d’entre eux, au hasard ; vous serez sûr de la réponse. Il n’y a pas un ministre ou un ancien ministre tant soit peu intelligent qui ne vous déclare que la Turquie est perdue si elle continue à laisser ses populations sans travail, faute d’industrie, et par conséquent sans pain ; si elle s’obstine à se priver elle-même des revenus qu’un grand développement industriel, commercial et agricole lui procurerait rapidement. Il n’y en a pas un non plus qui n’ajoute que, pour amener ce grand développement, il est indispensable de recourir à l’Europe. Mais cette vérité a été proclamée avec une évidence toute particulière par le ministre actuel des travaux publics, Hassan-Fehmi. Hassan-Fehmi est un avocat comme il y en a fort peu en Turquie ; il a su passer alternativement du barreau à la politique, et de la politique au barreau, en montrant au pouvoir et dans la vie privée les mêmes qualités simples et laborieuses. Nommé ministre des travaux publics, il a adressé au premier ministre, Saïd-Pacha, un rapport des plus remarquables dans lequel, après avoir démontré la nécessité de couvrir le plus rapidement possible la Turquie de grandes voies de communication, il s’efforce de combattre les deux objections que les Turcs font d’ordinaire à tout projet de ce genre. La première consiste à dire qu’il est dangereux pour la sécurité de l’empire d’y créer des intérêts européens, et la seconde, qui est empreinte d’une grande naïveté et d’une avidité plus grande encore, consiste à soutenir que s’il y a de bonnes affaires en Turquie, il faut que ce soient des Turcs qui en profitent, non les Européens. Hassan-Fehmi fait remarquer d’abord combien il est indispensable