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chrétiens, qui échappaient au service militaire, ont augmenté dans des proportions considérables. Les pauvres Turcs, arrachés à leurs travaux, à leurs champs, à leur industrie pour aller soutenir une lutte impossible, puis renvoyés dans leur pays sans pain, sans ressources, dépouillés même de tout ce qu’ils pouvaient avoir de fortune personnelle, obligés de vendre leurs terres et leurs instrumens aratoires aux chrétiens pour échapper aux premières atteintes de la misère, ont disparu par milliers. Une cruelle fatalité est venue ajouter des catastrophes naturelles aux catastrophes de la guerre. La richesse de l’Anatolie consistait surtout dans la culture de la garance, puis dans celle de l’opium, ainsi que dans la vente des poils de chèvre dont on fait les belles étoffes et les magnifiques tapis d’Orient. La découverte des principes de la garance dans l’alizarine a rendu la garance elle-même inutile, la production de l’opium a baissé de près du tiers et celle des poils de chèvre de plus de moitié. Une série de mauvaises récoltes a achevé la ruine de l’Anatolie. Le terrible fléau des sauterelles s’est abattu sur elle avec plus de violence que jamais. Pour conjurer cette crise affreuse, il aurait fallu que les habitans pussent transformer rapidement leurs cultures, substituer le blé à la garance, produire de nouvelles denrées, et de nouveaux objets d’échange. Mais était-ce possible dans une région absolument dépourvue de moyens de transport ? Un rapport officiel que j’aurai occasion de citer longuement plus loin s’exprime ainsi sur l’état des routes en Anatolie : « Le plateau de l’Asie-Mineure, élevé de 1,000 à 1,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, est en général séparé du rivage par une double chaîne de montagnes formant deux gradins à bords élevés. Les cours d’eau qui descendent du haut du plateau traversent ces deux gradins par des coupures sinueuses à flancs escarpés désignés sous le nom de boghaz (gorges). Ces boghaz ne peuvent devenir praticables que moyennant des travaux exceptionnels tels que déblais à la poudre, murs de soutènement, tunnels et ponts importans. Les chemins actuels évitent ces passages difficiles pour franchir les chaînes de montagnes en se développant avec de fortes pentes dans les ravins secondaires ou à flanc de coteau. La plupart de ces chemins ne sont que des sentiers impraticables aux voitures. Les transports se font donc à dos de mulet, ou autres bêtes de somme. Or un bon mulet ou un bon cheval ne peut porter que 120 à 150 kilogrammes. Il en résulte qu’au-delà de quinze à dix-huit heures de la mer, les prix de transport égalent la valeur de la plupart des marchandises à transporter, telles que céréales, fruits, bois de construction, que l’on doit restreindre à la consommation du pays. » Encore si la consommation du pays était, en effet, assurée ! Mais une contrée arriérée comme l’Anatolie, une