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soit tarie. Tous les ministres qui se sont succédé en Turquie depuis la guerre n’ont cessé de proclamer qu’il fallait réduire l’effectif, tous ont annoncé qu’ils allaient le faire ; aucun n’a tenu, aucun n’a pu tenir sa promesse. Le sultan de Turquie n’aurait pas besoin d’une armée de plus de cent mille hommes ; mais le calife des musulmans est forcé, pour accomplir sa mission universelle, de disposer continuellement d’une force bien supérieure. Qu’importe qu’il se ruine, pourvu qu’il persuade aux vrais croyans qu’il est en mesure de les défendre contre les puissances chrétiennes ! Les prodigieuses illusions qu’on se fait à ce sujet à Constantinople dépassent ce qu’on peut imaginer de plus invraisemblable. Naguère encore, un journal qui porte pourtant le nom d’interprète de la vérité, Terd jumani Hakikat, affirmait sérieusement que l’armée turque avait accompli des progrès énormes et qu’elle était absolument supérieure comme valeur militaire à l’armée française. Il en concluait que, si les Français avaient eu tant de peine à venir à bout de quelques Arabes de Tunisie, ils ne pourraient évidemment pas soutenir le choc de l’armée turque. À son avis, pour écraser la France, il ne serait même pas nécessaire que la Turquie mit toutes ses forces sur pied. Cinquante mille Turcs suffiraient largement à soulever le nord de l’Afrique et à nous balayer non-seulement de la Tunisie, mais de l’Algérie.

Ce que coûtent en argent à la Turquie ces folles rodomontades, je viens de le dire : ce qu’elles lui coûtent en hommes est plus considérable encore. On peut dire sans exagération que la population turque fond littéralement dans l’empire ottoman et que, si elle est condamnée désormais à recruter l’armée permanente de l’islam, elle disparaîtra assez vite d’une manière presque complète. À part les Syriens, tous les Arabes échappent à la loi militaire, qui ne saurait les atteindre dans leur vie nomade et aventureuse. Tout le poids du service retombe donc sur les Turcs ; or, comme il reste bien peu de provinces européennes à la Turquie, ce sont les Turcs d’Anatolie qui paient déjà et qui devront payer bien plus encore à l’avenir, de leur sang et de leur vie, pour l’union islamique universelle. On se rend difficilement compte du grand nombre de ceux qui ont péri dans la dernière guerre. Si l’on se borne à calculer les morts tombés sur les champs de bataille, on ne connaît qu’une bien minime partie de la vérité. Presque tous les soldats qui étaient partis pour combattre la Russie ont succombé ou par le feu durant la campagne ou par la misère à leur retour. Une famine effroyable a sévi sur l’Anatolie. Les voyageurs qui parcourent aujourd’hui cette admirable et trop malheureuse contrée sont frappés partout du même phénomène. Depuis dix ans, dans chaque village, la population turque a diminué de plus de moitié, tandis que les