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autrefois daigné jeter ses regards, c’est là un signe d’abaissement irrécusable et la plus cruelle des souffrances pour l’orgueil musulman. Il a fallu pourtant se soumettre à la nécessité. En payant les grandes puissances, Abdul-Hamid croyait acheter leur connivence contre les petites. Pure illusion ! C’est en vain qu’il a essayé des années entières d’échapper aux injonctions de l’Europe, c’est en vain qu’il a employé pour y arriver toutes les ruses de sa diplomatie, c’est en vain qu’au lieu de songer à la réorganisation intérieure de son empire, saignant de toutes les blessures de la guerre, il a épuisé ses dernières ressources à faire des parades militaires et des démonstrations politiques : il a gagné du temps sans doute, ce qui est quelque chose aux yeux d’un Turc, mais c’est tout ce qu’il a gagné. Le traité de San-Stefano était bien dur pour la Turquie ; il ne lui imposait pourtant pas l’humiliation de satisfaire jusqu’aux ambitions de la Grèce, le peuple que les musulmans détestent le plus, parce que c’est le premier qui ait secoué leur joug et jeté aux races chrétiennes le cri de : Liberté !

Ce n’est pas brusquement et dès le premier jour qu’Abdul-Hamid en est arrivé à juger comme je viens de le dire le traité de Berlin et à se demander s’il n’aurait pas mieux valu, pour son pays et pour lui, s’en tenir au traité de San-Stefano. Longtemps il s’est bercé de l’espoir que l’Europe serait plus indulgente que ne l’avait été la Russie, et que, même si toutes les autres puissances venaient à lui manquer, l’Angleterre, dont l’amitié lui avait coûté si cher, l’aiderait à ne pas tenir des engagemens trop pénibles. Jusqu’à la chute de lord Beaconsfield et du cabinet conservateur, ses illusions ont été invincibles. L’arrivée au pouvoir de M. Gladstone et des libéraux a produit en Turquie l’effet d’un coup de foudre ; on n’a pas oublié les terreurs violentes, les alarmes folles, la panique bruyante qui ont éclaté alors à Constantinople. Assurément il y avait beaucoup d’exagération dans ces craintes précipitées. On a vu depuis qu’un grand pays comme l’Angleterre ne changeait pas de fond en comble sa politique extérieure, même lorsqu’il passait du gouvernement de lord Beaconsfield à celui de M. Gladstone. Mais il y avait aussi une grande part de vérité. Il est certain que, si les conservateurs n’avaient point été battus aux élections, l’Angleterre n’aurait pas proposé la démonstration navale en faveur du Monténégro et ne se serait occupée des intérêts des Grecs que pour les combattre : en revanche, elle aurait continué à favoriser les mouvemens séparatistes qui se produisaient en Syrie et en Arabie ; mais comme son action eût été dissimulée, le sultan eu eût ressenti moins directement le contre-coup. On s’explique, au contraire, l’émotion qu’il a éprouvée lorsqu’il a vu la vieille alliée à laquelle il avait sacrifié Chypre risquer de remettre le feu à la presqu’île des Balkans en forçant