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Mais ce que je tiens à signaler, c’est l’impression que ces événemens et que le traité de Berlin qui les a suivis, ont produite sur l’esprit d’Abdul-Hamid et de ses courtisans. En arrivant au pouvoir, Abdul-Hamid avait trouvé la guerre engagée, et durant quelques mois, par un caprice imprévu de la fortune, il lui avait été permis d’espérer que la victoire se déciderait en sa faveur. Malheureusement il était déjà possédé de cette passion de tout ramener à lui, de tout faire de ses propres mains, qu’il n’a pas cessé de porter, comme je le dirai plus tard, dans l’administration et dans la diplomatie aussi bien que dans la guerre. Au lieu de laisser aux généraux qui venaient de faire preuve, à l’étonnement universel, de qualités remarquables, la direction des opérations militaires, c’est dans son propre palais, c’est sous ses yeux qu’ont été préparés les plans stratégiques qui ont fini par livrer à la Russie les Balkans et l’Arménie. Jusqu’au jour de l’écrasement, il n’avait point songé à l’Europe ; mais lorsque les Russes, prêts à entrer à Constantinople, lui ont arraché le traité de San-Stefano, obéissant aux traditions de ses prédécesseurs et de son pays, oubliant la jactance de Midhat et de la Jeune Turquie, il s’est jeté dans les bras de l’Angleterre et l’a suppliée de le sauver. Personne n’ignore de quelle manière toute britannique lord Beaconsfield et lord Salisbury ont répondu à cet appel. Abdul-Hamid a dû payer d’abord de la cession de l’île de Chypre l’appui de l’allié tardif qui venait à son secoure. Ce n’est pas tout. Si le traité de San-Stefano a été déchiré à Berlin, le traité nouveau qui lui a été substitué a exigé de la Turquie des sacrifices tels, qu’on entend sans cesse aujourd’hui les Turcs les plus éclairés soutenir avec conviction qu’il aurait mieux valu pour eux accepter les conséquences de la défaite et s’en tenir purement et simplement aux concessions faites à la Russie. Qu’a-t-on gagné au traité de Berlin ? Une seule chose : le traité de San-Stefano avait morcelé la Turquie d’Europe en trois tronçons sans lien les uns avec les autres, que séparaient des territoires émancipés et qui ne pouvaient communiquer entre eux que par eau. Il est clair que ce morcellement était intolérable, et que l’Europe a rendu à la Turquie un très grand service en supprimant cette partie de l’œuvre du général Ignatief. Mais, sauf cela, y a-t-il lieu de se féliciter beaucoup des modifications qu’elle a apportées à cette œuvre ? Abdul-Hamid est persuadé du contraire, et tous les Turcs qui règlent leur pensée sur la sienne professent journellement la même opinion. À quoi a servi par exemple la division de la Grande-Bulgarie en deux provinces, dont l’une est restée sous la domination apparente de la Porte ? À rien ou presque à rien. Cette division eût été efficace si l’on eût permis à la Turquie, comme le demandait le traité de Berlin, d’introduire des garnisons dans les