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une foi qui rendait esclave pour une foi qui donnait tous les avantages du pouvoir et de la fortune. Les conversions ou, si l’on veut, les apostasies se multipliaient d’une manière significative. L’apparition subite de la Russie sur la scène de l’Orient, les débuts pleins de promesses de la politique de Pierre le Grand, ont arrêté un mouvement qui peut-être fût devenu général. L’espérance de la délivrance a raffermi les consciences ébranlées[1]. Dès lors il était certain que la Turquie théocratique serait peu à peu étouffée par les populations chrétiennes qui pullulaient sur son territoire et qui, lentement, une à une, par une suite de révolutions et de révoltes, s’apprêtaient à briser, avec le concours de l’Europe, son joug religieux et politique pour acquérir une existence indépendante et pour prendre la revanche d’une trop longue défaite.

C’était donc, de la part de Midhat-Pacha et de ses amis, une idée très juste, quoique bien tardive, d’essayer de supprimer la cause unique des malheurs de la Turquie, le seul obstacle qui avait empêché, durant plusieurs siècles, une race aussi bien douée que la race turque de constituer en Europe une véritable nation, ils avaient parfaitement raison de soutenir que le despotisme du sultan et le manque de libertés publiques ne suffiraient pas à expliquer l’irrémédiable décadence de leur pays. Toutes les nations européennes ont traversé la période du despotisme, et il n’y a pas bien longtemps que la plupart d’entre elles en sont sorties. Cela ne les a pourtant point empêchées de grandir, de prospérer, d’atteindre progressivement le degré de culture morale et de force matérielle qui leur a permis de passer, sans trop de secousses, du régime du pouvoir absolu au régime des institutions constitutionnelles. Mais le despotisme des souverains européens était un despotisme temporel, humain, séculier, qui était sans cesse en lutte avec la puissance religieuse et qui, par conséquent, ne tirait point d’elle une force presque invincible. En Turquie, au contraire, c’est en vertu d’une autorité surnaturelle que le sultan commande aux populations placées sous ses ordres ; d’où il résulte que celles de ces populations qui ne croient pas au califat et qui ne font point partie de l’islam ne peuvent reconnaître sa domination, tandis que les musulmans ne peuvent la contester sans crime ou même essayer de la restreindre sans hérésie. Tous les voyageurs qui ont parcouru l’Orient, non-seulement de nos jours mais dans les siècles précédens, tous les observateurs qui y ont vécu à une époque quelconque se sont accordés à reconnaître qu’aucune des qualités qui font les grands peuples n’ont manqué et ne manquent

  1. Ce fait, généralement peu connu, a été mis pour la première fois en pleine lumière par M. Julian Klaczko dans ses belles études sur les Évolutions du problème oriental. (Voir la Revue du 1er  novembre 1878.)