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eût, en effet, sauvé l’empire ottoman et ouvert devant lui des destinées nouvelles. Pour quiconque connaît l’histoire de cet empire, la véritable cause de sa décadence, le motif unique qui y a fait échouer toutes les réformes modernes est la concentration, l’identification dans la personne du sultan de la puissance temporelle et du califat religieux. Il est résulté de ce fait capital que la Turquie n’a jamais été qu’une vaste théocratie, qu’une sorte d’ordre de chevalerie gigantesque ayant à sa tête un grand-maître et des milliers de chevaliers combattant sous ses ordres, non pour le triomphe d’un intérêt politique ou pour l’honneur de la patrie, mais pour l’extension de la foi et la gloire de Dieu. Ce qu’une pareille organisation lui a donné dans le passé de force conquérante, tout le monde le sait ; mais le jour où les victoires ont cessé, où il n’a pas été possible de pousser plus loin l’invasion de l’islam, où le christianisme l’a arrêté comme une digue insurmontable, où il a fallu s’organiser sur le territoire dont on s’était emparé, gouverner les races qui s’y trouvaient et vivre de la vie ordinaire des peuples pacifiques, ce qui avait fait jadis la grandeur de la Turquie a fait son irrémédiable faiblesse et l’a conduite immédiatement au bord de l’abîme où, depuis deux siècles, elle est constamment sur le point de tomber.

On s’est étonné souvent que l’empire ottoman n’ait tenu aucune des promesses qu’il a faites cent fois aux populations chrétiennes, qu’il n’ait jamais essayé d’apaiser leurs revendications nationales en leur donnant dans l’empire lui-même les droits et les libertés qu’elles recherchent en dehors de lui. Mais le pouvait-il ? Du moment que l’état ottoman se confondait avec l’église musulmane, livrer le premier aux chrétiens c’eût été leur livrer du même coup la seconde, c’est-à-dire, aux yeux des vrais croyans, commettre un sacrilège. De là vient que la Turquie, après des siècles de domination, n’a pas assimilé une seule des races nombreuses qu’elle a trouvées établies dans les contrées où s’est étendue sa conquête. Pour les assimiler, il aurait été indispensable qu’elle commençât par les convertir ; car une nation n’assimile une race qu’en la faisant participer à son existence politique, et partout où l’adhésion à une forme religieuse est la condition de cette existence, en dehors de la conversion, il n’y a d’autre parti que l’expulsion. Or les races chrétiennes de la Turquie étaient trop nombreuses pour être expulsées et, sauf quelques rares exceptions, elles se sont toujours refusées à la conversion. À une époque cependant, fatiguées d’une longue résistance et d’une servitude trop prolongée, on aurait pu croire qu’elles finiraient par se fondre dans l’islam. N’ayant plus aucune espérance du côté de la chrétienté, qui avait reconnu la légitimité de l’empire ottoman et noué avec lui des relations régulières, elles commençaient à se demander s’il ne fallait pas se résigner à l’inévitable et abdiquer