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dans le sang, plus ou moins spontanément versé, d’Abdul-Aziz, la Turquie traversait une des périodes les plus originales et la plus imprévue peut-être de son histoire. Galvanisé par quelques hommes à l’esprit aventureux, le vieil empire ottoman tentait une entreprise étrange dont les uns souriaient, que d’autres observaient avec intérêt, mais qui ne laissait personne indifférent. On sait qu’il s’était formé à Stamboul, sous le règne d’Abdul-Aziz, un parti de musulmans libéraux qui prenait le nom de parti de la Jeune Turquie et qui ne rêvait rien moins que de faire fleurir sur la terre des Soliman études Selim les idées et les maximes de l’Europe. Longtemps sans importance numérique et sans autorité politique, ce parti avait fait peu à peu des progrès considérables, et, un jour était venu où, grâce à des circonstances exceptionnelles, tout ce qu’il y avait d’Ottomans attachés à leur pays avait dû se ranger derrière lui et attendre de ses efforts le salut de l’empire. Il est difficile de juger aujourd’hui avec une impartialité complète la révolution qui a renversé Abdul-Aziz et qui peut-être l’a tué. Mais en admettant même qu’elle ait été souillée par un crime, — ce que le récent procès qui s’est déroulé à Constantinople est bien loin d’avoir prouvé, — on ne saurait nier qu’elle ait été très légitime dans ses causes et que l’intérêt le plus sacré l’ait commandée. Atteint d’une véritable aliénation mentale, Abdul-Aziz était prêt à se livrer à la Russie et à livrer avec lui l’empire tout entier, lorsqu’une conspiration, que justifiait assurément le danger national, lui a arraché un pouvoir dont il allait se servir pour vendre la Turquie à son plus mortel ennemi. Mais, après le succès de cette conspiration, il y avait deux moyens d’écarter définitivement le péril qui l’avait rendue nécessaire : le premier, et le plus simple, eût consisté à chercher un appui en Europe contre les projets ambitieux de la Russie, en faisant usage de cette habileté diplomatique dont les Turcs sont si justement fiers et qu’il leur est d’autant plus facile de montrer qu’en toute occasion on la suppose chez eux avant qu’ils en aient fait preuve ; le second offrait beaucoup moins de chances de succès, mais il avait l’avantage de flatter la vanité turque et de répondre aux illusions de la Jeune Turquie, et c’est pourquoi, malgré bien des inconvéniens, c’est à celui-là que l’on s’est définitivement arrêté. Il répugnait beaucoup aux hommes qui avaient renversé Abdul-Aziz en déclarant que sa personne était l’unique cause de la crise que traversait l’empire ottoman, d’avouer ensuite que cette crise ne pouvait se dénouer heureusement qu’avec le concours de l’Europe et l’alliance des grandes puissances. Imbus à un très haut degré de l’orgueil national, les patriotes de la Jeune Turquie étaient persuadés que leur pays était capable de se sauver tout seul. Quoique décidés à emprunter à l’Occident ses idées, ses maximes, ses institutions poli tiques,