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quelque peu d’incrédulité. Beaucoup de personnes ont encore de la peine à prendre au sérieux les démonstrations diplomatiques et militaires de la Turquie. Elles n’ont pas envie de se fâcher, elles sont plutôt portées à sourire lorsqu’elles lisent dans les journaux turcs « que c’est toujours un malheur, et le pire de tous, quand un peuple musulman tombe sous la domination des giaours ; » que ce qui vient de se passer en Tunisie est une calamité trop grave pour que tout bon musulman ne songe pas à y porter remède, et que ce remède est facile, car il consiste à former « une ligue arabe » comprenant tous les vrais croyans de l’Afrique. Il ne faudrait pourtant pas accueillir avec un scepticisme obstiné des menaces dont la forme peut être ridicule, mais qui cachent au fond un danger très réel. Le sultan Abdul-Hamid a un goût prononcé pour les ligues, et ce goût est si vif, si invétéré, que les déceptions les plus cruelles n’ont pu jusqu’ici l’en détourner. On sait que la ligue albanaise, qu’il avait formée avec tant de soins, dont il avait favorisé et surveillé les progrès avec tant de sollicitude, a fini par se tourner contre lui. Organisée en grande partie pour s’opposer aux projets ambitieux de la Grèce, il n’est pas impossible qu’elle amène, en fin de compte, l’union personnelle de l’Albanie à la Grèce ; dans tous les cas, elle s’est mise en pleine révolte contre la Turquie : quoique vaincue par un général habile, on ne saurait dire qu’à l’heure actuelle elle soit complètement écrasée ; elle s’agite sans cesse ; naguère encore on annonçait qu’il avait fallu lui livrer de nouveaux combats dont l’issue était restée douteuse ; elle peut renaître d’un jour à l’autre de cendres mal éteintes, et tout fait supposer qu’elle allumera l’incendie qui emportera les derniers restes de l’empire ottoman. Qu’importe ! cet exemple n’a rien appris au sultan. Il est prêt à recommencer en Afrique la faute qu’il a commise en Europe. C’est pour en former le noyau de la future ligue africaine que le général Hussein est allé organiser en Tripolitaine une véritable petite armée. Avec lui sont partis en grand nombre des cheiks fanatiques destinés à soulever les populations. Tous les élémens insurrectionnels de l’Afrique doivent venir se grouper peu à peu autour de cette force régulière, de ce centre d’action solidement constitué. L’entreprise est bien combinée ; tôt ou tard elle produira quelque effet. Reste à savoir ce que deviendrait la ligue africaine le lendemain du jour où elle aurait rempli le rôle qu’on lui destine. Les Arabes sont bien loin de professer pour les Turcs les sentimens de respect que ceux-ci leur inspiraient autrefois ; depuis la dernière guerre turco-russe, ils rêvent même de briser un joug qui leur a toujours été odieux et dont les défaites de la Turquie leur ont fait sentir enfin toute la fragilité ; un sourd mouvement d’émancipation parcourt, non-seulement l’Afrique, mais l’Asie. Par haine, ou plutôt