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la chance aidant, rapporter des gains énormes. Sur ces mêmes motifs, parmi les pièces nouvelles, on ne jouera que celles d’auteurs déjà connus. Des mécomptes inévitables dans la crise que traverse les théâtres ont appris aux directeurs à se défier de leur critique. Ils n’osent plus juger une pièce sinon d’après la signature. « Allez, ma chère, allez, disait une femme d’esprit à son amie qui la consultait sur un cas de conscience, les regrets sont souvent plus lourds que les remords. » Les directeurs sont de cet avis. Ils veulent, en cas de malheur, s’épargner au moins l’ennui de s’adresser des reproches. Ils n’admettent donc que les auteurs dont la marque est connue. Et notez que le public les excuse par sa badauderie : il se décide, après six mois, à fêter une opérette maintenue sur l’affiche pendant tout ce temps à grands frais. Pour bien faire, il faudrait qu’un auteur commençât par son dixième ouvrage, et que de cet ouvrage on donnât d’abord la deux-centième représentation. Hélas ! cela n’est possible que dans le monde imaginé par le maestro Hervé, où les héros commencent leur biographie en ces termes : « Né à douze ans. Espagnol à quatorze… » En attendant que ce monde-là devienne le réel, les jeunes gens qui se piquent d’écrire pour le théâtre peuvent aller à la chasse ; ils n’ont pas de place à perdre ; à quoi bon les pousser à des labeurs ingrats ? Pour conseiller aux jeunes auteurs d’aller voir de vieilles pièces, je choisis le moment où les directeurs n’admettent ni jeunes auteurs ni vieilles pièces !

Eh bien ! si fait ! depuis quelque temps, on admet les uns et les autres dans deux théâtres que je vais vous dire : l’Odéon et le Gymnase.

Le directeur de l’Odéon est M. de La Rounat. Vous vous rappelez, j’imagine, « la fameuse disgrâce » de l’altier Duquesnel, dont il occupe la place. Ce méchant fut précipité par les foudres de M. Ferry dans l’enfer du Châtelet, où il redora les Pilules du diable. Son successeur apparut comme un archange aux yeux des chérubins de la jeune littérature, et les Puissances, et les Trônes, et les Dominations de la presse entonnèrent à son aspect un cantique de bienvenue. Tout le monde se réjouit de cette révolution bénigne, — même M. Duquesnel, qui supputait déjà les recettes de Michel Strogof ; — et M. Ferry fut plus fier de ce service rendu à l’art que de l’invention de l’article 7, — absolument comme naguère M. le duc de Morny s’était enorgueilli dans son cœur d’avoir fait Monsieur Choufleuri beaucoup plus, dit-on, que d’avoir fait l’empire.

J’ignore si ce souvenir suffit à maintenir M. Ferry en joie ; mais le merveilleux dans cette affaire, c’est que notre confiance n’a pas été trompée ; c’est qu’après un an de charge, le directeur de l’Odéon se rappelle encore les engagemens pris avant qu’il fût nommé. J’entendais récemment, dans une réunion, publique, M. Henry Maret parler à