Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/702

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le cœur de l’homme, que la vraie morale doit être fondée sur les sciences naturelles. Cette thèse nous paraît hardie, rien n’étant moins moral que la nature. Elle nous offre le spectacle de la bataille pour la vie, de la concurrence vitale sans trêve et sans merci; elle nous montre la perpétuelle et fatale victoire de la ruse sur la candeur, de la force sur la faiblesse, et les cris des victimes ne déconcertent jamais son impassible ironie. Mangez-vous les uns les autres, — telle est sa devise, d’où il est permis d’inférer qu’il y a dans la morale quelque chose qui dépasse la pure nature. Mais nous pouvons nous en remettre à M. Bert; cet intrépide vivisecteur a promis à l’univers que, toute affaire cessante, il s’occuperait de découvrir, à l’aide de son bistouri et de ses canules, « les lois de la morale scientifique, » et l’univers y compte. Peut-être serait-il prudent de nous laisser, pendant l’intérim, la morale du curé, à titre provisoire. Mais ce terrible homme ne veut entendre à rien, il a déclaré que l’ennemi, c’est le curé, et nous risquons fort de rester quelque temps sans morale. Que le ciel nous protège!

A vrai dire, ce n’est pas là ce qui nous inquiète, l’univers saura bien s’en tirer. Ce qui nous afflige davantage, c’est qu’au moment où le chancelier de l’empire germanique, faisant passer ses intérêts avant ses rancunes, s’applique à rendre à l’Allemagne la paix religieuse tout en sauvegardant les droits de l’état, ceux qui avant peu disposeront de nos destinées ne songent qu’à remuer les eaux dormantes et à faire un pacte avec les tempêtes. Ils se flattent de réussir où M. de Bismarck a échoué; ils se sentent de force à opprimer les consciences, à contraindre les minorités, qui demain peut-être seront des majorités, car la persécution fait des miracles. Nous leur en voulons surtout de sacrifier trop légèrement les intérêts de notre politique étrangère à leurs passions et à leurs dogmes. L’horreur qu’ils ressentent pour le capucin et pour la sœur grise est plus forte que tout; malgré l’avertissement que leur donna jadis M. le comte de Saint-Vallier dans le remarquable discours qu’il prononça au sénat, ils font bon marché de tous ces religieux qui propagent notre influence en Syrie et ailleurs, et si on les laissait faire, l’Autriche comme l’Italie auraient beau jeu pour substituer leur action au protectorat français en Orient. Ces mêmes fanatiques à courtes vues ne demandent qu’à pousser le saint-siège à bout, à rompre ouvertement avec lui, sans se soucier des fâcheuses alliances qu’il pourrait conclure à notre dam. Dieu nous garde de douter de leur patriotisme! mais que faut-il penser d’un patriotisme qui semble mettre son honneur à travailler assidûment et aveuglément pour le roi de Prusse, devenu empereur d’Allemagne?


G. VALBERT.