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temps modernes. Dès son jeune âge, l’Écriture a été sa loi constante, mais tandis que ses ancêtres, les puritains, étaient les hommes de l’Ancien Testament, il était, lui, le disciple aimant et doux de l’Évangile. Dans cette vie consacrée tout entière au travail et à l’accomplissement consciencieux de tous les devoirs, il n’y a pas une tache, pas une faiblesse, pas une défaillance. La démocratie radicale, qu’il se faisait gloire de représenter, avait ici sa source dans les traditions les plus hautes et les plus pures de l’antiquité et du christianisme. On prétend que l’Amérique actuelle n’est plus celle qu’a décrite Tocqueville et que le niveau moral y a baissé. Ce jugement ne repose-t-il pas sur ce que l’on voit dans le pandémonium de New-York ou dans ces villes du Far-West qui, chaque jour, sortent du désert et de la barbarie? En tout cas, dans la mesure où le fait est vrai, il s’explique par deux causes : l’émigration, qui apporte le contingent impur des couches inférieures des peuples de l’Europe, et la fièvre de croissance physique du géant américain. Il s’agit avant tout là-bas de mettre en valeur les richesses naturelles d’un monde nouveau. Comment la préoccupation des intérêts matériels ne serait-elle pas l’affaire principale, alors qu’elle prend une place chaque jour croissante même dans nos vieilles sociétés? Le développement de la puissance économique de l’Amérique est un phénomène prodigieux dont rien dans l’histoire ne donne l’idée. Les chiffres qui le résument confondent l’imagination. Je n’en citerai qu’un seul. On y a construit, l’an dernier, près de 12,000 kilomètres de voies ferrées, c’est-à-dire qu’il n’y faut que deux ans et demi pour achever un réseau aussi étendu que celui de la France. Comment, au milieu d’une semblable expansion de toutes les puissances de la matière, la poursuite de la richesse ne se montrerait-elle pas partout ! Mais si l’on pénètre au fond, sous cette superficie parfois violente et trouble, on trouve, dans la très grande majorité des familles, une vie intellectuelle et morale vigoureuse et saine, un attachement réel aux idées d’humanité et de justice. Deux influences sont partout à l’œuvre pour soulever l’homme au-dessus du règne exclusif des égoïsmes et des appétits : l’école populaire et le christianisme. L’exemple de Garfield nous montre quels types admirables elles peuvent tirer même des couches les moins aisées de la population. Aujourd’hui, comme au temps de Tocqueville, ce sont là les vraies bases de la démocratie américaine. Tant que la grande république fera surgir des derniers rangs du peuple, pour en faire des chefs d’état, des hommes d’un caractère aussi pur et on peut dire aussi saint que celui de Lincoln et de Garfield, elle pourra considérer l’avenir sans crainte. L’heure des grandes épreuves ne sera pas encore venue pour elle.


EMILE DE LAVELEYE.