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la sienne en particulier, et il renouvelle par là sans s’en douter la croyance au millenium qui fut si forte dans les premiers siècles de l’église. Ses orateurs commencent même dans les réunions à employer, pour désigner cette doctrine, le mot d’évolution, qu’ils empruntent à la langue scientifique sans en bien savoir l’origine, et que les sages opposent à la révolution, le premier terme impliquant un progrès lent, le second l’emploi des moyens violens. On aurait tort de croire que cette doctrine implique seulement dans la pensée du peuple une amélioration de sa condition matérielle, que c’est un rêve de bien-être et de molles jouissances. Par là il traduit aussi une espérance plus générale et plus noble : la disparition de la souffrance, l’avènement de la justice, le règne de la fraternité. Mais lorsque de la confusion de sa pensée et de son vocabulaire se dégage l’affirmation précise de quelque doctrine philosophique, ce n’est plus le déisme ou le spiritualisme : ce sont là doctrines démodées, bonnes pour ce que la génération nouvelle appelle irrévérencieusement les vieilles barbes ou les bénisseurs, c’est toujours le matérialisme, et je ne sais quelle association populaire traduisait naguère avec fidélité cette situation, en annonçant par la voie des journaux qu’elle transformait son titre de groupe de la libre pensée en groupe matérialiste du XIe arrondissement.

Bien hardi qui pourrait prédire l’influence qu’à la longue cette transformation profonde de ses croyances exercera sur la vie morale de la population parisienne. Il faut avoir l’esprit singulièrement prévenu pour méconnaître qu’atout le moins et jusqu’à ce jour, la religion a toujours été pour les hommes un frein nécessaire et une illusion consolante. Quel sera l’avenir d’un peuple chez lequel ses docteurs et ses maîtres s’efforcent de détruire à la fois le frein et l’illusion? L’avenir, il n’appartient à personne d’en parler avec assurance; mais qui a cherché consciencieusement à se rendre compte des choses a peut-être le droit de parler du présent. Or il n’est pas niable que, depuis un certain nombre d’années déjà, on ne commence à entrevoir les conséquences inséparables de cette incrédulité croissante. Je ne parle pas de ce qu’a d’ironique et de désolant une doctrine qui parle de progrès à ces misérables dont nous avons étudié les tristes conditions d’existence et qui limite leurs espérances à une évolution terrestre. N’est-il pas à craindre qu’ils ne s’aperçoivent un jour que, pour eux du moins, le progrès est un mirage, l’évolution un vain mot, et qu’ils ne soient saisis d’une immense colère de s’être ainsi laissé duper? Mais, laissant de côté ces considérations qui ont bien leur valeur, ne parlons que de ce qui concerne leur moralité. Il n’est pas vrai, n’en déplaise aux orateurs de cirque, que les peuples avancent d’autant plus dans la morale qu’ils s’éloignent davantage de la religion. L’histoire enseigne au contraire que, chez les peuples qui