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tu chantes, je te dirai ce que tu es ? » et la popularité de ces refrains vulgaires n’ouvre-t-elle pas un triste jour sur les mœurs de ceux qui les adoptent ? Cependant cette déplorable école des cabarets-concerts n’a pas réussi à détruire complètement ce vieux goût du peuple parisien pour la romance sentimentale. Les échos en retentissent même dans les milieux les plus dégradés, et la Goualeuse d’Eugène Suë, cette chanteuse de tapis-francs, qui fait applaudir ses refrains langoureux par un public de voleurs, est un type encore plus vrai qu’on ne serait tenté de le croire. Un soir que j’avais pénétré, en solide compagnie, dans un cabaret notoirement mal fréquenté, où notre présence introduisit sur-le-champ une certaine gêne, un des hommes attablés autour de nous, s’écria d’un ton d’autorité : « Silence pour la chanteuse ! » Une femme se leva, en effet, et d’une voix éraillée entonna sur un air traînant une romance où il était question d’amour, de fraternité, et dont j’ai retenu ce vers :


Jésus l’a dit : Tous les hommes sont frères.


C’était même un singulier contraste que d’entendre ce nom sacré prononcé par une pareille créature, dans un pareil lieu. Nous partîmes cependant avant le dernier couplet, car peut-être n’aurait-il pas été prudent à la longue de mettre cette fraternité à l’épreuve.

Je ne sais trop si, dans cette énumération des plaisirs populaires, il faut, après la campagne et le théâtre, parler aussi des arts. Les Parisiens ne sont pas très bien doués, en effet, sous ce rapport et ils n’ont pas cette compréhension, cette sensibilité, ce don naturel qui caractérisent certains peuples du Midi ou du Nord. Les sociétés musicales, orphéons ou fanfares, sont loin, par exemple, de tenir dans la vie du peuple de Paris la place qu’elles tiennent en Allemagne, et leurs exhibitions ne sont pas toujours heureuses. Cependant son éducation a fait quelques progrès, et l’institution des concerts populaires a contribué, entre autres, à familiariser un public très modeste avec des chefs-d’œuvre dont il ne soupçonnait pas l’existence, en lui procurant un honnête emploi de ses après-midi du dimanche. C’est à ce point de vue une institution qui, dût-elle rabaisser un peu le niveau de l’exécution musicale, mérite encouragement, n’en déplaise aux raffinés qui croient que les jouissances de l’art peuvent demeurer, comme autrefois, le privilège d’une aristocratie. Mais on aura beau faire, l’instinct n’y est pas ; le peuple de Paris n’est pas né musicien. En revanche, il a un goût prononcé pour la peinture ; il suffit pour s’en convaincre de visiter un jour gratuit l’exposition annuelle des Champs-Elysées. C’est à peine si l’on peut se mouvoir au milieu de la cohue qui