Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeune fille de seize à dix-sept ans, assez soigneusement mise, qui se donnait pour une maîtresse de piano venue de Bruxelles à Paris pour y donner des leçons. Comme on la pressait de questions, elle Unit par raconter qu’elle s’était querellée avec sa mère et qu’elle s’était enfuie en cachette par le chemin de fer. On lui offrit aussitôt d’écrire à ses parens à l’adresse qu’elle indiquait, de se faire l’intermédiaire d’une réconciliation et de la garder à l’asile jusqu’à réponse favorable. La jeune fille accepta; puis, au bout de trois jours, trompant la surveillance dont elle était l’objet, elle s’enfuit, non sans avoir dévalisé le tiroir de la directrice. Bientôt on apprit que nom, adresse, histoire, tout était faux et qu’on avait été la dupe d’une habile voleuse.

Pareilles mésaventures sont cependant excessivement rares. Moins rares les histoires romanesques, fuites de la maison paternelle, enlèvemens, séductions dont l’asile de nuit voit l’instructif dénoûment. Plus d’une fois, le cabinet de la directrice a été témoin de scènes de réconciliation entre une jeune fille repentante et une famille éplorée ; admirable matière à mettre non pas en vers latins, mais en feuilleton, et que nos romanciers ne dédaigneront certainement pas. Mais ce ne sont là que des incidens dans la vie de l’asile, et les femmes que la maison recueille chaque soir sont ordinairement des victimes de la misère banale et prosaïque : ouvrières sans ouvrage, bonnes congédiées, paysannes dont les maris, faute de trouver du travail, sont venus échouer de leur côté à l’asile des hommes; vieilles servantes qu’on renvoie de partout parce que, leur dit-on de tous côtés, elles ne sont plus bonnes à rien ; quelquefois aussi des femmes qui ont connu des jours meilleurs et auxquelles cette promiscuité de l’asile est tellement pénible qu’on leur accorde la faveur d’une chambre à part : institutrices, demoiselles de compagnie, artistes, femmes ruinées par leurs maris (une entre autres dont toute la fortune avait été dévorée par la roulette), voire une comtesse authentique, mais qui était bien un peu quémandeuse et qui, sous prétexte qu’elle avait écrit un roman, allait mendier chez les gens de lettres; parfois même des excentriques telles que certaine pèlerine qui, ne parlant qu’une langue assez peu usuelle, le hongrois, se rendait à pied de Jérusalem à Lourdes, un bâton à la main et des coquilles à son chapeau. Tout cela reçoit, pour un temps qui varie de trois à cinq nuits, la même hospitalité, couche dans les mêmes lits d’un confortable et d’une propreté inconnus à la plupart d’entre elles, mange matin et soir la même soupe, trouve la même sympathie et reçoit la même assistance. L’immense service rendu n’est pas seulement, en effet, l’offre d’un lit gratuit dans une maison honnête; c’est une main tendue dans un moment de détresse, c’est un bon conseil donné, c’est souvent du travail procuré.