Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/629

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelque part. Mais tout ce qui ressemble à une surveillance, à une contrainte même passagère est tellement antipathique aux instincts des vagabonds d’habitude que ceux-ci continuent à préférer les hasards d’une nuit à la belle étoile, précédée d’une soirée au cabaret, à l’hospitalité d’une maison où il faut être rentré à neuf heures et garder le silence au dortoir. En revanche, on n’a qu’à parcourir la nomenclature des professions auxquelles appartenaient les 26,555 individus reçus en 1880 dans les deux asiles des Batignolles et de Vaugirard pour apprécier l’utilité du service rendu par ces deux maisons. Lorsqu’on voit que parmi leurs hôtes se sont trouvés 193 professeurs ou instituteurs, 2 ingénieurs, 2 avoués, 4 officiers en retraite, 2 journalistes, des peintres, des pianistes, il est impossible de pas être ému en pensant à toutes les détresses morales, pires encore que les détresses matérielles, à travers lesquelles ces naufragés de la vie ont dû passer. Cependant c’est à la classe des travailleurs manuels qu’appartient, comme on peut penser, la grande majorité des passagers de l’asile de nuit. Sur ce nombre, 11,007 appartenaient à des professions rurales : laboureurs, vignerons, terrassiers, et étaient probablement venus à Paris, attirés par ce mirage des salaires élevés qui exerce sur les habitans de nos campagnes une fascination si dangereuse. Ce chiffre était de 3,994 plus élevé que celui des années précédentes, et c’est peut-être, il faut tout dire, le seul inconvénient d’une œuvre excellente que d’ajouter ainsi aux séductions de ce mirage l’attrait d’une hospitalité gratuite.

Je n’allongerai pas inutilement cette étude par une description minutieuse des deux maisons, assez semblables du reste, de la rue de Tocqueville et du boulevard de Vaugirard. Les murs sont à mes yeux beaucoup moins intéressans que les hommes, et je m’imagine que sur ce point mes lecteurs sont un peu comme moi. Quand je leur aurai dit que dans l’une et dans l’autre maison on pénètre par une petite cour où donnent les dépendances : magasin, salles de bain et de désinfection, etc., que chacune contient trois dortoirs à peu près d’égale grandeur, et qu’au boulevard de Vaugirard, dont l’installation est beaucoup plus vaste, ces dortoirs donnent dans une sorte de grand hall garni de bancs, que les lits sont d’étroites couchettes en fer garnies d’un matelas en varech, enfin que la propreté la plus stricte règne dans les deux établissemens, je leur aurai fourni, il me semble, tous les renseignemens dont leur curiosité pourrait être tentée. Ce qui vaut vraiment la peine d’une visite, c’est de voir l’aspect des pensionnaires de l’asile et le traitement qu’ils reçoivent. Pendant la courte durée de leur séjour, le régime auquel ils sont soumis est celui de la discipline militaire tempérée par la charité chrétienne. La tenue des deux maisons est confiée à un gérant et à des employés qui tous sont d’anciens soldats, car