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cueillent un vagabond (pour me servir d’un terme d’argot dont j’ai compris la justesse) au milieu d’un groupe de maraîchers dont le sommeil n’est même pas interrompu par cette arrestation.

Le plus souvent, en effet, le vagabond se lève sans résistance et se laisse emmener par les agens avec l’insouciance que donne une longue habitude. L’un après l’autre on les conduit au poste voisin de la Halle aux blés, où ils sont l’objet d’un interrogatoire sommaire et d’une fouille minutieuse. Comme ils portent tout leur trousseau et toute leur fortune sur eux, ils sont presque toujours nantis d’un mouchoir, d’un peigne, et d’un porte-monnaie vide ; plus, de quelques petits objets qu’ils ont, disent-ils, trouvés dans la rue (à en croire les vagabonds, ils auraient une chance incroyable pour trouver) et qu’ils ont en réalité volés à l’étalage. Tout en regardant à la lueur blafarde du jour naissant tous ces pauvres diables alignés, dont la physionomie portait un mélange d’insolence, de bassesse et d’indifférence, je me demandais pour combien dans le cas de chacun d’eux entrait la mauvaise éducation, pour combien le vice et la paresse, pour combien la mauvaise fortune. C’est là une vérification qu’il serait peut-être intéressant, mais certainement difficile de faire. Aussi la justice à laquelle ils seront livrés le lendemain n’y prétend-elle pas. Elle se borne, suivant les circonstances, à mettre en liberté les uns et à poursuivre les autres, et l’on va voir combien grande la part est faite à l’indulgence.

Le chiffre des arrestations pour vagabondage s’est élevé, en 1880, à Paris, ou, pour parler tout à fait exactement, dans le département de la Seine, à 13,997. En 1869, dernière année d’un régime dont, en matière de police, les allures étaient assurément bien différentes, le nombre des vagabonds arrêtés s’était élevé à 14,095. A cent près le chiffre est le même. Il est vrai que, dans l’intervalle, le chiffre avait sensiblement baissé jusqu’à descendre en 1875, à 7,622. Depuis lors une progression croissante l’a ramenée au niveau antérieur[1]. Il faut donc décidément renoncer à tirer argument de ces chiffres en faveur ou au détriment de tel ou tel régime, et il semble beaucoup plus intéressant de constater quelle est, sur l’accroissement ou la diminution du vagabondage, l’influence, non de la république ou de l’empire, mais de la bonne ou de la mauvaise saison. C’est ainsi que, pendant le mois de janvier 1880, dont personne n’a oublié la rigueur, il y a eu 1,539 vagabonds arrêtés, tandis qu’il n’y en a eu que 949 pendant le mois de juin. Mais l’influence

  1. Voici les chiffres exacts : en 1875, 7,622 ; en 1876, 9,265 ; en 1877, 11,730, en 1878, 12,896 ; en 1879, 13,143 ; en 1880, 13,997. Les nombreuses arrestations pour vagabondage opérées dans ces derniers temps porteront vraisemblablement assez haut le chiffre de 1881.