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préjudice, en favorisant tous ceux dont le revenu est fixe, et parmi eux presque tous les oisifs.

On a contesté que la démonétisation de l’argent diminuât d’une manière notable la masse du numéraire. Si la France, a-t-on dit, fait disparaître la monnaie d’argent, elle la remplacera par de l’or; quiconque portera au trésor 100 francs en argent recevra en échange 100 francs en or. Cela est vrai; mais les pièces d’or ne seront pas gardées par celui qui les reçoit; elles circuleront, pourront rentrer au trésor sous forme d’impôt ou, par l’intermédiaire de la Banque, servir à payer de nouvelles pièces d’argent et remplir dix fois, cent fois peut-être le même office pendant la durée de l’opération. On insiste : les pièces d’argent, transformées en lingots, seront exportées, vendues contre de l’or, et la diminution du numéraire proviendra seulement de la baisse de leur prix. C’est une illusion : les lingots exportés dans l’Inde, par exemple, y seront échangés contre des traites sur l’Europe et payés en or déjà monnayé, dont ils n’augmenteront en rien la masse.

La difficulté des relations commerciales avec les peuples d’Orient, dont l’Angleterre se plaint aujourd’hui, s’aggraverait, dit-on, par l’adoption exclusive de la monnaie d’or en Europe. On a, je crois, exagéré le mal ; il est réel pourtant et vaut qu’on s’y arrête.

L’Angleterre et l’Inde, si étroitement unies l’une à l’autre, font usage de monnaies différentes. Tant que le rapport des valeurs reste fixe, elles n’en éprouvent aucune gêne; mais la baisse de l’argent a changé la situation, et on la présente comme désastreuse. Le gouvernement de l’Inde doit chaque année verser à Londres 375 millions de francs en monnaie d’or; les impôts et les tributs lui sont payés en argent, et les variations du change déroutent toutes ses prévisions. Le ministre des finances de l’empire indien peut le matin, par un calcul exact, prévoir sur son budget un excédent de 10 millions et se trouver le soir en déficit. Les fonctionnaires sont payés en monnaie d’argent, ils n’en éprouvent aucune gêne, car les prix ont peu varié; mais leurs appointemens très élevés permettent de larges économies; s’ils les envoient en Angleterre, ils subissent une perte et se plaignent très haut.

La différence des monnaies alarme incessamment le commerce. « Qu’arriverait-il, dit M. Cernuschi, si une loi défendait aux Anglais d’apprendre la langue indienne et aux Indiens d’apprendre la langue anglaise? A moins d’avoir des interprètes, ils ne pourraient plus se parler. Eh bien ! la loi monétaire produit des effets qui ne sont pas moins étranges, tyranniques, pernicieux : Anglais et Indiens ne peuvent se payer. »

L’éminent polémiste dépasse ici la mesure; il existe des changeurs à Calcutta; l’or anglais, à défaut de cours légal, a chaque jour dans