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n’était pas dangereux de continuer des négociations engagées dans de telles conditions. À l’heure même où le président du conseil débattait avec M. Benedetti la question du Luxembourg et lui proposait une alliance défensive, il signait à nos portes avec le grand-duc de Bade une convention militaire qui, sous un déguisement transparent, plaçait des sentinelles prussiennes sur le pont de Kehl, livrait le ministère de la guerre à un général sorti des cadres prussiens, transformait l’armée badoise pour la rattacher secrètement à celle de la Confédération du Nord et ouvrait les portes de Rastadt à la Prusse en cas de guerre. « Votre Excellence sera sans doute émue, écrivait-on d’Allemagne, en voyant avec quelle précipitation et sans doute contrairement à ses assurances officielles, le cabinet de Berlin poursuit jusqu’à nos frontières la réalisation de son programme[1]. »

Paris est la ville du monde où les impressions sont les plus vives, mais aussi les plus fugitives. Dans un milieu aussi fiévreux, il est difficile de se reconnaître et de méditer les enseignemens du dehors. On s’alarme aisément, mais on reprend plus vite encore confiance. Aussi la tâche du comte de Goltz n’avait-elle rien d’ingrat. Il lui suffisait d’atténuer et de nier, pour dissiper les nuages et détourner notre attention des faits les plus inquiétans. Pour lui, la convention badoise n’était qu’une fable[2] et l’entretien que M. de Bismarck avait eu avec M. Benedetti n’avait rien qui dût nous préoccuper. Il nous exhortait à ne pas abandonner la partie, convaincu que son ministre aurait le dernier mot. Déjà l’empereur avait accepté le plan que nous traçait M. de Bismarck et se disposait à suivre la voie qui d’après lui, « était la plus courte et la plus sûre, » lorsque M. de Goltz vint informer M. de Moustier, que le roi, toujours perplexe, s’en était remis à une commission militaire pour décider de l’abandon du Luxembourg. L’ambassadeur avait reçu une lettre fort inquiète de son ministre, qui lui confiait que le général de Moltke, si bien disposé d’abord, s’était subitement dégagé et demandait que l’évacuation de la forteresse fût subordonnée à son démantèlement.

Tous ces faux-fuyans mettaient la patience de l’empereur à une rude épreuve. La sagesse lui conseillait de rompre, mais son amour-propre était trop engagé pour lui permettre de reculer. Les insinuations du cabinet de Berlin soulevèrent son indignation. Il déclara ne plus vouloir d’une alliance qui s’offrait dans de telles conditions, mais il recula devant une rupture.

  1. Dépêche de Francfort.
  2. Le général prussien, M. de Beyer, arrivait à Carlsruhe quinze jours plus tard il prenait la direction du ministère de la guerre, réorganisait l’armée badoise sur le modèle prussien et la rattachait secrètement au 8e corps d’armée.