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plus fidèle. Nous ne nous ménagions pas les éloges, j’en conviens, et lorsque nous parlions de nos œuvres futures, aucun doute ne paraissait nous agiter. Faut-il en être surpris? Nous n’avions encore rien publié, nulle déception ne nous avait atteints, et ce n’est pas l’expérience que l’on possède à vingt-cinq ans qui peut éclairer sur l’insuffisance personnelle. Nous étions en droit de croire à notre talent et d’envisager notre avenir littéraire avec sérénité. J’ai su depuis, pour ma part, ce qu’il en fallait rabattre, et j’ai appris que dans les lettres comme dans l’armée, on n’arrive souvent qu’à l’ancienneté. Flaubert me disait, un jour, avec tristesse : « Autrefois, lorsque nous étions jeunes, nous parlions toujours au futur; maintenant que nous avançons en âge, nous ne parlons plus qu’au conditionnel passé. » L’observation était judicieuse ; eh bien! notre voyage de Bretagne a été fait au futur, et c’est pour cela qu’il nous est resté cher. Que de fois Gustave m’a dit : « C’est ce que nous avons eu de meilleur! » Aussi dans ces dernières années, seuls, au coin du feu, nous rappelant les épisodes de notre existence commune, revenant sur les choses écoulées, c’est ce voyage que nous évoquions de préférence, lorsque nous nous chantions le refrain de ceux qui vieillissent : T’en souviens-tu ?

Vers la fin d’octobre, je retournai à Croisset, où Bouilhet nous lut les vers qu’il avait faits pendant notre absence, entre autres une pièce : les Rois du monde, qui est fort belle. Je trouvai Flaubert inquiet. Alfred Le Poitevin, qui s’était marié, souffrait d’oppressions violentes, ne sortait plus guère, et n’était pas venu le voir depuis longtemps. Nous résolûmes d’aller lui faire une visite. Il habitait, à La Neuville-Chant-d’Oisel, près de Rouen, une propriété qui appartenait à son beau-père, M. de Maupassant. Je fus effrayé du changement que je constatai en lui; le front s’était dégarni; les mains, à la fois maigres et molles, semblaient n’avoir plus de force; la pâleur du visage était grise et profonde, la respiration soulevait la poitrine avec peine. Dès que nous fûmes arrivés, il me prit à part, et me demanda de lui rendre une ode qu’il avait composée, dont il m’avait donné une copie et à laquelle, disait-il, il voulait faire quelques changemens. Cette ode, qui était extrêmement remarquable et qui avait été inspirée par une fantaisie aristophanesque de Flaubert, rappelait une ode célèbre de Piron. Le Poitevin ne se souciait pas de laisser ce souvenir après lui. Je compris, et la lui renvoyai peu de jours après. Il semblait ne garder aucune illusion sur son état; il disait: « Je me hâte de travailler, j’ai commencé un roman que je voudrais finir. » Il nous en lut des fragmens écrits d’un style nerveux, un peu sec, mais solide. Qu’était-ce? Je ne me le rappelle plus nettement; l’histoire d’un désespéré, si je ne me