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main comme dans un lieu sacré. Lorsque nous entrâmes dans la petite chambre où il a grandi, où il a tant rêvé, où il a lutté contre cet amour redoutable qu’il ose à peine indiquer dans ses Mémoires, Flaubert avait les yeux humides et posa la main sur la table, comme s’il eût voulu saisir quelque chose de ce grand esprit. Déjà, le mois précédent, assis à la pointe du raz « que nul n’a passé sans peur ou malheur, » à côté de la baie des Trépassés, en face de l’île de Sein, l’île des druidesses, nous avions lu l’épisode de Velléda; ici, à Combourg, dans le berceau même, près de ces bois où il avait erré avec Lucile, en vue du château que l’âge menaçait, derrière le village rassemblé au pied des tours, nous allâmes nous asseoir au bord de l’étang qu’il a chanté :

Te souviens-tu du lac tranquille
Qu’effleurait l’hirondelle agile ?


et nous lûmes René. Nous avions pris gîte dans la seule auberge du pays, nous couchions dans la même chambre ; vers le milieu de la nuit, je fus réveillé par une voix éclatante. La fenêtre était ouverte d’où l’on découvrait le manoir éclairé par la lune, et Flaubert debout s’écriait : « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève ; alors tu déploieras tes ailes vers ces régions inconnues que ton cœur demande ! » C’est une phrase de René. « Dormons » dis-je à Flaubert ; il me répondit : « Causons ! » Le soleil était déjà au-dessus des arbres, que nous parlions encore de Chateaubriand. Les hommes de ma génération ont eu pour lui un culte que les jeunes gens d’aujourd’hui ne peuvent comprendre, ni se figurer. Nous eûmes moins d’enthousiasme à Vitré, et après une visite aux Rochers de Mme de Sévigné, nous allâmes passer deux jours, au milieu d’une forêt de hêtres, dans une hutte de sabotier, comme don Quichotte chez les bûcherons. La comparaison est plus juste qu’elle n’en a l’air : nous nous battions volontiers contre les moulins à vent, et la littérature nous était une Dulcinée tyrannique.

Avons-nous écrit le récit de ce voyage qui, dans ses petites proportions, a traversé la nature, l’archéologie, l’histoire? Oui; nous l’avons divisé en douze chapitres que nous nous sommes partagés. Gustave a écrit les chapitres impairs, j’ai écrit les chapitres pairs ; il a commencé, j’ai fini. Cela représente un très fort volume in-octavo. Il en a été fait deux copies au net, reliées toutes deux et formant deux beaux manuscrits ; l’un appartenait à Flaubert, l’autre m’appartient. Parfois nous avons eu l’idée de le publier sous le titre même, quoiqu’un peu trop prétentieux, que Flaubert avait choisi et m’avait fait accepter ; Par les champs et par les grèves. —