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Grâce aux notes dont le répertoire inscrit sur un calepin était toujours dans une de nos poches, nous savions la veille ce que nous aurions à visiter le lendemain. Nous repassions ainsi notre histoire de Bretagne sur les lieux mêmes, et quand nous entrions dans une église ou dans un château ruiné, nous allions droit à la statue, au bénitier, à la pierre tumulaire, au vestige archéologique, qu’il était séant de regarder. On ne savait guère ce que nous étions; ingénieurs, géomètres, inspecteurs du cadastre? A tout bout de champ, les gendarmes et les douaniers nous demandaient nos passeports ; promptement ils regardaient la qualification : rentier ; cela ne leur apprenait rien. Un brigadier de la douane nous fit subir un interrogatoire et visita nos sacs. Il était un peu décontenancé; d’un air câlin, il nous dit à mi-voix : « Tout de même, dites-moi qui vous êtes. » Flaubert se pencha vers lui et lui répondit à l’oreille : « Mission secrète. » C’était près de Sarzeau; nous descendions vers le Morbihan, — la petite mer, — lorsque le brigadier tout essoufflé nous rejoignit : « Dites au roi de ne pas venir par ici, nous dit-il; le pays n’est pas sûr, il y a encore des chouans ! » A Daoulas, les commères du village s’attroupèrent autour de nous et nous contraignirent à « déballer, » c’est-à-dire à étaler les marchandises que nous colportions dans nos sacs ; elles crurent que nous voulions nous moquer d’elles, et nous eûmes quelque peine à nous tirer de leurs griffes. — Aux approches de Grozon, un gendarme bienveillant, après avoir lu nos passeports, nous dit : « Je sais ce que vous faites; j’ai déjà vu un monsieur qui voyageait comme vous avec le sac sur le dos et un grand parapluie ; il tirait en portrait les grottes de Morgatt; j’ai voulu savoir quel était son métier; je lui ai demandé ses papiers et j’ai vu qu’il était « pénitre passagète. » — Non, gendarme, nous n’étions pas peintres paysagistes, nous étions deux « amoureux de la muse, » ainsi que disait Flaubert, et si vous nous aviez suivis, vous auriez entendu les vers que nous écrivions en marchant.

L’imagination ne nous manquait pas, et partout les projets littéraires nous venaient en tête. A Tiffauges, en parcourant les ruines du château, nous voulions faire un roman a corsé » sur le maréchal Gilles de Retz; à Quiberon, nous rêvions d’écrire une histoire des guerres de la Vendée ; à Sucinio, où naquit Arthur de Bretagne, nous étions résolus à raconter l’histoire de la guerre de cent ans ; à Saint-Malo, nous devions écrire l’histoire des corsaires, et à Rennes, l’histoire des oppositions parlementaires qui précédèrent la révolution de 1789, La besogne n’eût pas chômé; un projet chassait l’autre; ils se sont si bien chassés que nul n’a subsisté. Le lieu nous saisissait, et nous ramenait si bien à la réalité que parfois nous en étions dupes. Entre Ploërmel et Josselin, au Chêne de la mi-voie, Flaubert