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jours furent un peu durs, et les trente livres que nous portions sur les épaules nous paraissaient lourdes, surtout vers la fin des étapes. Peu à peu nous nous y accoutumâmes si bien, que nous étions amollis lorsque le sac ne pesait pas à notre dos et ne nous tenait plus en équilibre. — Où n’avons-nous pas couché? A la prison centrale de Fontevrault, au couvent de la Trappe de la Meilleraye, dans les bons hôtels de Nantes, de Rennes, de Saint-Malo; dans des auberges de rouliers, dans des cabarets comme à Penmarck, dans une écurie comme à Plougoff, dans un poste de douaniers comme à Plouvan. Tout était bien, tout était au mieux, et pas une fois nous ne nous sommes plaints de cette bonne misère des voyageurs, qui n’est, en somme, qu’un des incidens du voyage. Nous partions au soleil levant; nous faisions la plus forte partie de l’étape avant le déjeuner que nous trouvions où nous pouvions ; une seconde marche nous conduisait jusqu’au gîte; nous prenions les notes de la journée; nous dînions avec un appétit formidable et nous dormions de ce sommeil «frère de la mort, » qui ne garde le souvenir d’aucun rêve. Vingt-cinq ans, de bonnes jambes, une santé solide, de l’argent en poche, l’envie de voir, nul besoin vaniteux, l’enivrement du mouvement, de la jeunesse et de la nature, c’est plus qu’il n’en faut pour jouir de la vie, et nous ne nous en faisions faute.

Je ne sais ce qu’est devenue la Bretagne depuis que l’on a jeté dessus un réseau de chemins de fer et qu’on l’a reliée à Paris par l’achat des produits d’alimentation; en 1847, ce n’était qu’un pays juxtaposé. Le département de la Loire-Inférieure confinant à l’Anjou, celui d’Ille-et-Vilaine se rattachant à la Normandie, étaient de riches contrées où la langue d’oïl était comprise, mais dès que l’on avait pénétré dans la Bretagne bretonnante, dans le Morbihan, dans le Finistère, dans les Côtes-du-Nord, on se sentait dans une région primitive, dans la noble terre d’Armorique, comme disait le petit père Frin, mon professeur de huitième. Sauf la grande route stratégique, on ne trouvait guère que des chemins creux, surplombés par des haies où les ronces et les clématites s’entrelaçaient autour des houx; des landes, des landes où les ajoncs et les bruyères croissaient en liberté; pour langage, le celtique; pour monument d’histoire, le dolmen et la pierre branlante; maigre bétail, culture enfantine, bourgades délabrées, insouciance, superstition, misère : la Gallia comata du temps de Jules César. C’était à la fois étrange et lointain ; nous nous y plaisions. Les villes ne nous retenaient pas, nous en sortions au plus vite pour reprendre notre route à travers les espaces où les clochers des chapelles isolées se dressent comme des cippes funéraires. C’était triste, âpre, abandonné, maladroit, mais robuste, et d’une jeunesse que les autres pays de France n’avaient plus.