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Bretagne par l’Anjou, nous en sortions par la Normandie. Ce fut notre programme, et nous l’avons suivi.

Le 1er mai 1847, pendant que Paris se préparait à fêter la Saint-Philippe pour la dernière fois, nous traversâmes la ville à peine éveillée, afin d’aller à pied, en tenue déroute, de la place de la Madeleine à la gare d’Orléans. Nous marchions lestement le long des quais, soulevant le sac d’un petit coup d’épaule, frappant les pavés de notre bâton, allègres et, comme avait dit Flaubert, « seuls, indépendans, ensemble! » Nous étions heureux; Gustave semblait avoir rejeté tous les soucis derrière lui ; pour ma part, ceux que j’avais étaient si légers qu’ils s’envolaient d’eux-mêmes sur la brise du matin que nous aspirions à pleine poitrine, comme si nous avions rompu des chaînes et conquis la liberté. Cette sensation était très forte et persista. A quoi échappions-nous donc? à des usages reçus, à des conventions de société, à des tendresses maternelles, un peu exigeantes peut-être et qui tremblaient pour nous. Nous envisagions avec bonheur l’idée d’aller côte à côte pendant quatre mois au hasard des routes, au hasard des gîtes, à travers la nature; il nous semblait que nous nous évadions de la vie civilisée et que nous rentrions dans la vie sauvage, sorte de Robinsons perdus au milieu d’un pays habité; nous étions disposés atout admirer, les ruines où fleurissent les ravenelles, les cathédrales obscurcies par leurs vitraux, les rochers couverts de goémons et les landes dont les ajoncs ont fait un tapis d’or. Nous emportions une somme d’enthousiasme qui ne fut pas épuisée, et Dieu sait cependant que nous n’en étions pas avares.

Le début du voyage fut troublé; dès le quatrième jour, pendant que nous étions à Tours, Flaubert subit une crise nerveuse. Je fis appeler le docteur Bretonneau, qui était alors une des sommités de la France médicale. Il accourut. Déjà âgé, ayant en lui quelque chose de l’homme de campagne transplanté à la ville, il m’impressionna par son intelligence et par ce regard profond du vieux praticien, qui semble scruter l’âme en même temps que le corps. Avec la sincérité d’un vrai savant, il avouait son ignorance et disait : « Notre science n’est qu’une suite de desiderata et nous en sommes encore à nous demander ce que c’est que la migraine. » Il ordonna le sulfate de quinine, mais dans des proportions telles que je fus effrayé et me permis quelques objections. Le docteur Bretonneau m’écouta avec patience et me répondit : « Le sulfate de quinine n’est bon à rien s’il ne produit dans l’organisme l’effet d’un coup de canon. » Je n’ai point oublié cette parole; trois ans plus tard, je me la suis rappelée dans les montagnes du Liban, et je m’en suis bien trouvé. Cette crise fut la seule qui attrista notre voyage, que nous reprîmes gaîment aussitôt que Flaubert fut reposé. Les premiers