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premier ordre. Diaz, encore peu connu, dénonçait de fines qualités de luminariste dans son Dessous de forêt. Les rapins allaient, venaient, couraient de Diaz à Isabey, d’Isabey à Delacroix, de Delacroix à Couture, de Couture à Gérôme et criaient: « David est mort, vive la couleur ! » Au milieu de la foule circulait péniblement un homme d’un certain âge, portant sur son dos un avorton chétif qui n’avait pas de bras, et dont les pieds très petits étaient plutôt gantés que chaussés. — Lorsqu’on l’abordait, il tendait le pied droit qu’on lui serrait; c’était sa façon de donner une poignée de mains. Cet être incomplet était un peintre, « Ducornet né sans bras, » dont les tableaux peints avec le pied n’étaient pas beaucoup plus mauvais que bien des tableaux peints avec la main. Je me rappelle un très bon portrait de femme qui avait obtenu les honneurs du Salon carré et dont l’auteur, que je connaissais, devait bientôt mourir. C’était un jeune homme maladif, rêveur, sujet à de mornes tristesses, et qui s’appelait de Tierceville ; la vie l’ennuyait, et malgré son talent, il n’en espérait rien de bon; il trouva plus simple de s’en aller et se pendit. Je le rencontrai, le jour de l’ouverture du Salon de 1847, et nous restâmes longtemps à regarder un Gaulois d’Adrien Guignet qu’il admirait beaucoup, et qui, en effet, était une belle toile de chevalet. Dans la galerie de bois, en face d’une porte, j’avisai un tableau de dimension moyenne, très sombre, très confus, dont l’obscurité même m’attira . Nulle lumière, des tons opaques et heurtés, tous de teinte neutre, variant entre le bistre et le violet; un dessin d’une lourdeur excessive, laissant baver les contours et ne procédant que par indications. A force de regarder et d’essayer de déchiffrer cette énigme, où les couleurs n’étaient pas plus explicites que la ligne, je finis par distinguer un tronc d’arbre où pendait un enfant attaché par les pieds et que deux hommes semblaient soulever. Cela représentait Œdipe enfant, et c’était le début de François Millet. Jamais je ne me suis rappelé ce tableau informe sans être saisi de respect pour l’artiste qui, d’un tel point de départ, est arrivé à ces paysages nacrés où l’air, la lumière, la vie, circulent à flots, et qui si souvent a rendu la nature avec une précision sans égale. Il n’est jamais parvenu à se débarrasser d’une certaine pesanteur native, mais il a tellement vécu dans la clarté des atmosphères qu’il en avait surpris le secret ; il n’a pas été un peintre de paysage, il a été le peintre des champs, et, pour acquérir son talent, il lui a fallu dépenser une somme d’efforts dont on reste stupéfait. Sa vie n’a été qu’une longue lutte contre la misère, et c’est à peine si le prix qu’il obtenait de ses tableaux lui assurait le pain bis quotidien. Sa mort, à ce qu’il paraît, a éclairé les « connaisseurs. » Dernièrement (mars 1881) un de ses paysages a été payé 160,000 francs (je dis cent soixante mille) en