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exciter au travail et de nous tenir en garde contre des débuts trop précoces. Il était naturel que Le Poitevin cherchât à se créer une situation, mais Flaubert en parlait avec amertume. De mon côté, je regardais avec calme Louis de Cormenin, qui terminait son droit et ne pensait plus à ces fameux romans historiques que nous avions projeté de faire ensemble lorsque nous avions dix-huit ans.

Sans qu’il en convînt ou sans qu’il le reconnût, Flaubert souffrait de sa solitude, qui était excessive. Entre sa mère, farouche de désespoir, et sa nièce, encore réduite à la vie végétative, il n’y avait nulle expansion possible pour ce rêveur. Il vivait sur sa propre substance et la dévorait. Le hasard vint à son secours et lui envoya un aide sur lequel il pût désormais s’appuyer avec une confiance que rien n’altéra. Au mois de mai, j’avais été m’établir à Croisset, j’étais arrivé un samedi dans la matinée. Gustave me dit : « J’ai retrouvé un ancien camarade de collège qui fait des vers ; il donne des répétitions de latin à Rouen ; il est occupé toute la semaine, mais il vient ici le samedi soir et repart le lundi matin. Tu le verras aujourd’hui; il s’appelle Louis Bouilhet; c’est un ancien interne de mon père; il a quitté le bistouri pour la plume et ne veut faire que des lettres. » Puis il me lut différentes poésies pleines de talent, quoique l’on y sentît des réminiscences d’Hugo et même de Barthélémy ; mais quel est le jeune homme qui, du premier coup, ait fait en art acte d’originalité !

Vers l’heure du dîner, Bouilhet arriva; il avait vingt-quatre ans à peine et il était charmant, malgré sa timidité, qui enveloppait une forte conscience de soi-même. Il luttait alors, il lutta toujours contre certaines difficultés matérielles qui rétrécissaient sa vie et lui prenaient le meilleur de son temps. Son père, qui avait été chirurgien militaire pendant la campagne de Russie, était mort; sa mère et ses deux sœurs, toutes trois confites en dévotion, vivaient à Cany, où il était né; il leur avait abandonné un petit avoir d’une trentaine de mille francs, qui constituait toute sa fortune et qu’il devait à un legs de son parrain. Il était donc pauvre. Il avait commencé ses études de médecine sous la direction du père Flaubert, mais la poésie l’emportait à ce point qu’il nous raconta souvent avoir cherché des rimes pendant qu’il faisait la ligature des artères d’un amputé. La physiologie n’était point pour le retenir, il s’en dégoûta, courut le cachet, et prépara au baccalauréat des candidats récalcitrans. Le métier était fastidieux, quoique rémunérateur et surtout facile pour Bouilhet, qui a été l’humaniste le plus distingué que j’aie rencontré. Nul poète grec, nul poète latin qui ne lui fût familier; il en faisait sa lecture habituelle, et savait n’être point pédant. C’était un romantique : hors de Victor Hugo, point de salut; il discutait Lamartine, admettait Théophile Gautier et, tout