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tout Hellène, est libre, et voilà qui nous convient; mais, comme tout Hellène, il est borné par l’inévitable Némésis dans l’exercice de sa liberté. Il accomplit volontairement des actes qui se trouvent ensuite être des crimes et des crimes punis comme tels par la nécessité réparatrice de l’ordre. Ainsi donc il est libre, et pourtant ses actes, en tant que motifs d’être puni, ne sont pas, si je puis dire, les gestes de sa liberté. D’ailleurs, il est à la fin plus durement puni que ne méritaient ses fautes, d’après nos idées modernes : par là il devient pour nous un objet de scandale plus encore que de pitié. Je n’entreprends pas d’éclaircir ici les rapports de la nécessité, de la puissance divine et de la liberté humaine selon la religion et la philosophie des Grecs : d’autres l’ont fait ailleurs et mieux que je ne saurais faire. Pour trancher cette question, je conclurais volontiers comme Thésée, dans l’Œdipe de Corneille, après son discours à Jocaste sur le libre arbitre et les oracles :

N’enfonçons toutefois ni votre œil ni le mien
Dans ce profond abîme, où nous ne voyons rien.


Retenons seulement que le public, justement parce qu’il n’y voit pas clair dans ces abîmes, n’admire pas Œdipe sans un sentiment d’inquiétude.

Faut-il espérer que, par le progrès de l’enseignement classique, ces vieilles conceptions nous deviendront moins étrangères? J’avoue que si l’orchestre et le parterre devaient quitter pour une autre leur philosophie à la française, je souhaiterais, moi chétif, de leur voir prendre la philosophie de Shakspeare plutôt que celle de Sophocle : elle serait plus profitable peut-être à l’entente des belles-lettres et de l’art dramatique sur ce terrain choisi de l’étude des caractères. Les auteurs pourront mener les caractères jusqu’au bout et sans les faire fléchir vers des dénoûmens méprisables, quand le public admettra, que « les actes et les pensées de l’homme ne sont pas comme les flots de la mer agités au hasard. » La comparaison est de Schiller, — de ce Schiller qui ménageait le libre arbitre de Macbeth au détriment de son caractère ; — et il ajoute ces paroles qui pourront servir de devise aux dramaturges de l’avenir : « Si j’ai d’abord sondé le cœur d’un homme, je connais à l’avance sa volonté et ses actes. » Ainsi fassent nos écrivains, plutôt que de chercher la gloire de Sophocle sur les traces de Pixérécourt : c’est la grâce que je leur souhaite, et je gage que M. d’Ennery, dans sa conscience, ne me blâmera pas.


LOUIS GANDERAX.