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n’est pour Œdipe, après avoir défendu qu’il y eût « rien d’absurde et de peu vraisemblable dans l’action, » a-t-il ajouté cette petite phrase, dont tant de dramaturges et surtout de mélodramaturges modernes ont revendiqué le bénéfice : « Cela ne se souffre que dans les choses qui sont hors de la tragédie?» Vous la surprenez ici justement à sa source, cette théorie aujourd’hui si vivement courante, qui excuse toutes les absurdités antérieures au lever du rideau, pourvu que ces absurdités servent à la suite de l’action. Pourquoi Pierre ou Paul a-t-il le droit, à Paris, en 1881, pour nous enlever à sa suite à travers les péripéties de son drame, de s’élancer d’abord d’un solide amas d’invraisemblances? Parce qu’Œdipe roi n’existerait pas si Œdipe et Jocaste, depuis leur mariage, avaient causé une seule fois des événemens qui l’avaient précédé. Voilà l’origine de cette gracieuse convention dont tant de fois on a réclamé l’excuse pour les Pixérécourt et les d’Ennery. Que si l’on veut voir combien ce premier cas est en effet probant, et du même coup s’engager un peu en ce grave sujet, il suffit de relire l’histoire d’Œdipe dans ce naïf Roman de Thèbes que M. Constans a si curieusement étudié. « Œdipe et Jocaste vécurent ensemble vingt ans, et ils eurent quatre beaux enfans. Jamais ils ne s’étaient doutés de leur crime; mais un jour que le roi était au bain, la reine, qui le servait, aperçut des cicatrices profondes à ses pieds. » Ainsi, pour que le chef-d’œuvre de Sophocle subsiste un moment, il faut qu’en vingt années Œdipe n’ait pas pris un bain, ou mieux encore que Jocaste ait eu de lui « quatre beaux enfans «sans avoir jamais vu ses pieds... Allez donc après cela chicaner M. Cadol sur la combinaison d’accidens qui explique l’erreur du comte de Valsay!

Oui, mais ce n’est pas tout que d’être fondé sur une invraisemblance pour mériter d’être mis au rang des mélodrames; il faut encore renouveler de temps en temps cette invraisemblance et la doubler d’une autre. Il faut, pour gagner ce titre d’habile qu’on donne si légèrement à Sophocle, user de ruses, de roueries, de tricheries menues et grossières, et piper et duper de cent façons le spectateur. Or Œdipe roi, une fois commencé, se développe avec une bonne foi et, si je puis dire, avec une bonhomie qui ferait, lever les épaules au moins difficile habitué des galeries supérieures du Château-d’Eau. La pièce est bien ordonnée, je n’y contredis pas, mais un peu simple au gré de nos amateurs. Et encore bien ordonnée,.. si l’on y regardait de près ! Pour ne relever qu’une faute, — mais une faute impardonnable et que ni Pixérécourt ni M. d’Ennery n’auraient commise, — le souffleur de l’Ambigu vous dira tout comme Voltaire qu’« Œdipe sachant son sort au quatrième acte, la pièce est alors finie; que l’attention du spectateur ne va plus qu’en diminuant, et que « les esprits, » les bons esprits du moins, « remplis de terreur au moment de la reconnaissance, n’écoutent plus qu’avec dégoût la fin de la pièce. »