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reprendre la Joie de la maison, avec Mme Lagrange-Bellecour dans le joli rôle de Cécile, qu’elle créa il y a vingt ans. Puisqu’il avait sous la main cette ingénue antique, ne ferait-il pas mieux de remonter Antigone ? Oui, mais peut-être la pièce aurait plus de succès à la Renaissance, où elle suppléerait avantageusement le Canard a trois becs. Mlle Granier ferait sa rentrée dans le personnage d’Antigone, et Mlle Milly-Meyer serait charmante dans le petit rôle d’Ismène. Aux Nouveautés, malgré l’annonce de la Vente de Tata, M. Brasseur, en homme qui connaît sa Belle Hélène, se laissait conseiller de reprendre Ajax ; il se demandait seulement lequel des deux. Restaient l’Odéon, la Gaîté, Déjazet, la Comédie-Parisienne et le Château-d’Eau. M. de La Rounat rêvait au moyen de faire passer Sophocle en bonne saison parisienne et de renvoyer M. Tiercelin, avec son Voyage de noces, jusqu’aux calendes grecques. M. Larochelle avait bien en poche le Patriote de MM. d’Artois et Gérard, un drame intéressant; mais le Patriote, à le voir de près, était-il aussi bien charpenté qu’Œdipe ? Il était permis d’en douter. De même, M. Luguet, décidé à établir sur les vestiges de M. Ballande un petit théâtre français qui fût vraiment le troisième, M. Luguet hésitait à commencer par Nos Fils, la pièce de M. Cadol. Malgré les agrémens de cet ingénieux ouvrage, il était clair qu’à la fin, quand le comte de Valsay découvrait que son fils, cru adultérin pendant quatre actes, était parfaitement légitime, cette découverte serait moins pathétique que celle d’Œdipe s’apercevant après quatre actes qu’il est le mari de sa mère. Sur le boulevard de Strasbourg, M. Dormeuil consultait les passans et perdait de la confiance qu’il avait mise, non sans raison, dans le premier ouvrage d’un jeune auteur, M. Malus, — un drame intitulé Léa. Seuls, en fin de compte, les sociétaires du Château-d’Eau étaient tranquilles, car, seuls, ils possédaient une œuvre capable de lutter avec Œdipe : Catherine la Bâtarde, de M. Alfred Belle. S’il est juste, en effet, de soutenir que le principal mérite d’Œdipe est d’être un mélodrame bien fait, c’est-à-dire une cascade d’horreurs disposées avec assez d’art pour que l’esprit du spectateur, depuis le commencement jusqu’à la fin, soit précipité d’une vilaine surprise dans une plus vilaine encore, je vous donne M. Belle pour l’émule de Sophocle. Cette Catherine qu’il vous présente a empoisonné sa sœur ; elle épouse le mari de sa victime; et, quand elle désire être veuve, elle dénonce ce malheureux comme le meurtrier. Je ne vous ferai pas suivre tous les détours de l’intrigue ; mais, vous pouvez m’en croire, elle est menée à merveille ; et quand nous apprenons que la lettre accusatrice vient de Catherine, nous sommes surpris aussi fortement qu’Œdipe quand il reconnaît qu’il est le fils de Laïus.

Trêve de plaisanterie, allez-vous dire. Hélas ! je plaisante à peine. C’est le plus sérieusement du monde que des critiques, et je dis des plus lettrés, ont insisté sur ce point que Sophocle était aussi retors