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« Niebuhr ? Qu’est-ce que Niebuhr? Où celui-ci prend-il Niebuhr? Que l’on m’amène promptement quelqu’un qui connaisse Niebuhr !» Il est clair qu’il ne savait pas que sa question sonnait aux oreilles à peu près comme s’il eût demandé ce que c’était que Bichat. Je prends le nom de Bichat ; c’est pour flatter la manie de physiologie qui possède l’auteur de « l’histoire naturelle » des Rougon, et que, l’ayant amadoué de la sorte, je lui fasse accepter plus facilement ce qui me reste à lui dire. Au surplus, nous aurions tort de lui en vouloir de son ignorance : il l’a cultivée, c’est vrai, mais elle lui est naturelle. Il aurait tort surtout de vouloir s’en défaire, et son plus cruel ennemi n’oserait lui souhaiter ce malheur : elle est sa force, et le meilleur même de son originalité. Ce n’est pas un mince avantage, au fait, que de s’endormir chaque soir et de se réveiller chaque matin profondément convaincu que l’Amérique ou voire, la Méditerranée, restent toujours à découvrir. Je parle ici sans plaisanterie. Cette vigoureuse ignorance n’est-elle pas la force même de la jeunesse ? et pour attaquer les préjugés — c’est un mot qui signifie, comme chacun sait, les idées que nous ne partageons pas, — quelle meilleure disposition y a-t-il que de n’en avoir jamais examiné les fondemens, si ce n’est de ne pas se douter qu’ils en puissent avoir un ? Il est fâcheux seulement que l’on s’avise alors d’écrire l’histoire, et que, tandis que l’on avait tant de choses à nous dire des Rougon-Macquart croisés de Quenu-Gradelle, on perde plutôt son temps à vouloir nous conter, tout à fait fantastiquement, les origines du roman naturaliste.

La question est mal posée, d’abord, et je suis bien forcé de mettre en doute le sens critique de M. Zola, si c’est M. Zola qui se trompe, ou sa sincérité, si c’est le lecteur que l’on trompe. Est-ce que nous serions admis, par hasard, si nous voulions sérieusement discuter l’esthétique naturaliste, à laisser de côté Balzac et Flaubert, le Père Goriot et Madame Bovary, pour aller nous en prendre aux romans de Paul de Kock, à la Laitière de Montfermeil ou à Gustave le Mauvais Sujet ? Et M. Zola peut-il croire, en conscience, que si la critique persiste à maintenir contre lui les droits du roman qu’il appelle idéaliste, ce soit au nom des Alexandre Dumas et des Frédéric Soulié, par un reste d’admiration de collège pour les Mémoires du Diable et pour Monte-Cristo ? Mais s’il ne le croit pas, quel est alors ce procédé de discussion ? « Les lecteurs exigeaient en ce temps-là, nous dit-il, qu’on les tirât de la réalité, qu’on leur montrât des fortunes réalisées en un jour, des princes se promenant incognito avec des diamans plein leur poche, des amours triomphales, enlevant les amans dans le monde adorable du rêve, enfin tout ce qu’on peut imaginer de plus fou et de plus riche, toute la fantaisie d’or des poètes. » Où a-t-il vu cela, je le demande, que dans le roman-feuilleton, à moins que ce ne soit dans le roman de Balzac ? Où sont-elles,