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forme. D’ailleurs il n’y avait là ni conservateurs ni réactionnaires. On fit au poète une véritable ovation. Nellie entendit approuver et encourager de tous côtés ce qui lui semblait être impie ; elle entendit en même temps parler très légèrement ou avec une condescendance hautaine de choses que, dès son enfance, on lui avait appris à vénérer avant tout. Mme Whiteside prétendit que la Bible était une collection de mythes admirables, et que, malgré le mal qu’elle avait fait sans doute en propageant des erreurs énormes, elle aurait son utilité si on pouvait la débarrasser seulement d’un certain fatras de mensonges. Quelqu’un doutait même de ceci et préférait le Koran, à tout prendre : un autre déclarait que la nature, dont on commençait seulement à comprendre les lois, serait le dieu définitif, le seul auquel, pour sa part, il lui plût d’obéir. Tous les vieux jalons, tous les points de repère établis se trouvaient effacés pour les hôtes de Mme Whiteside ; chez eux la science, la philosophie avaient tué la foi. Qui donc pouvait croire encore à la religion telle qu’elle était présentée un demi-siècle auparavant ? Personne, sauf quelques ignorans. Il importait de les éclairer. Nellie rentra ce soir-là navrée. Son mari s’était diminué à ses yeux.


XXVI.

Il est probable que, si le monde eût fermé obstinément ses portes à la femme de son choix, la générosité de Wilfred se fût réveillée en même temps qu’un certain esprit d’opposition qui lui était propre, et qu’il se fût fait un devoir de défendre, de protéger, l’innocente victime de cette injure ; mais il n’eut pas lieu de prendre à son égard cette attitude chevaleresque, car les plus grandes dames de Londres, bien loin d’imiter les notables de province qui avaient refusé à Nellie l’honneur d’entrer en relations avec leurs femmes, lui faisaient un accueil empressé où l’engoûment avait sa part : elle était la nouveauté, il eût dépendu d’elle de devenir à la mode. Celles qui se promettaient de la poser en rivale des beautés professionnelles du jour furent désappointées ; d’ailleurs elle ne tenait au succès qu’autant qu’il pouvait être agréable à Wilfred et celui-ci s’en lassa bientôt. Les difficultés de la situation une fois surmontées, il ne se soucia pas d’exhiber sa femme de salon en salon. Sans doute il lui eût permis d’aller partout, sous la protection de lady Athelstone, et la douairière conçut un instant l’idée de prendre le rôle de chaperon pour entraîner adroitement sa bru dans certaines sphères où elle voulait ramener Wilfred ; mais l’évêque d’Oporto lui ayant conseillé de ne rien faire pour séparer le jeune ménage et de laisser la femme au logis, si le mari aimait garder le coin du feu, elle renonça aussitôt à ses projets machiavéliques.