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que les bravos ; il ignorait aussi qu’un homme qui donne une part de lui-même au public, — livre, statue, drame ou tableau, — doit être impassible devant la critique et n’en tenir compte que dans une mesure qu’il détermine lui-même. Delaroche souffrait, cela était visible, et l’on évitait avec soin de prononcer devant lui certains noms qui eussent pu lui rappeler des appréciations sans indulgence. Un soir qu’en sa présence je parlais de Théophile Gautier, je compris à plus d’un coup de coude, à bien des clins d’yeux, que j’aurais mieux fait de me taire et que l’auteur des Salons de la Presse n’était point en faveur auprès du peintre de la Mort de Jane Grey, — C’est pendant son séjour à Rome, en 1844, qu’il peignit sa Vierge au lézard et qu’il fit le portrait de Grégoire XVI destiné à la reine Marie-Amélie. La première fois que le pape posa devant lui, il lui dit : « Connaissez-vous Paul de Kock ? » C’était, en effet, le seul auteur français que Grégoire XVI appréciât.

Quelquefois Paul Delaroche venait voir les pensionnaires jouer au disque dans le jardin de la villa Médicis, car c’était l’exercice favori où excellaient des jeunes hommes qui depuis sont devenus célèbres. Un des plus adroits, un des plus élégans discoboles était Hector Lefuel, qui allait bientôt rentrer en France après avoir terminé sa cinquième année « d’architecture, » et qui, en décembre 1853, lorsque Visconti mourut subitement, devait être chargé de relier le Louvre au palais des Tuileries. Il est mort (1er  janvier 1881) et, plus heureux que bien d’autres, il a pu voir son œuvre achevée. Il avait la curiosité des choses de la littérature et de l’histoire ; sa culture intellectuelle était sérieuse, il était de ceux avec lesquels il y a bénéfice à s’entretenir ; malgré une certaine raideur apparente, qui tenait surtout à la régularité un peu froide de ses traits, il était avenant, bon camarade et dévoué à ses amis . Il travailla sans relâche, et si l’on réfléchit au peu d’années qui lui furent accordées pour construire les palais que nous voyons, on sera surpris de son activité et de sa fécondité. Un soir de printemps, vers 1860, je l’avais rencontré et, tout en causant, nous allâmes sur la place du Carrousel regarder l’effet que des groupes de sculpture, nouvellement placés au sommet du Louvre, produisaient au clair de lune. Après quelques instans de contemplation, il leva les épaules avec découragement. « Qu’est-ce qui vous mécontente ? lui demandai-je. — Rien, répondit-il ; mais je pense qu’aux prochaines « glorieuses, » on brûlera tout cela ; ce n’est vraiment pas la peine d’avoir tant besogné. » Il s’en fallut de peu, en mai 1871, que la prédiction ne fût accomplie ; si les pierres encore fraîches du pavillon de Flore et de la salle des États n’avaient résisté au pétrole, le Louvre ne serait qu’une ruine, comme les Tuileries, — Hector Lefuel