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toutes couleurs ; les monsignors fringans rappelaient un peu trop les Contes de Boccace, toute voiture cédait le pas aux lourds carrosses des cardinaux, et des gardes suisses, habillés comme des valets de carreau, se tenaient en faction aux portes du Vatican. C’était le moment du petit carnaval qui se célèbre au mois d’octobre ; les belles filles du Transtévère et les jeunes bouviers de la campagne dansaient le saltarello dans les jardins de la villa Borghèse ; la bacchanale antique s’était faite assez prude, et Caton n’aurait pas eu à s’éloigner.

Ma bonne fortune m’avait, dès mon arrivée, fait rencontrer Eugène Pelletan, que je connaissais depuis plusieurs années. Il me mit en rapport avec son beau-frère, Adolphe Gourlier, peintre de talent, qui était venu à Rome pour se perfectionner en son art et que la mort devait enlever jeune encore, tout gonflé d’espérances qui allaient se réaliser. Sa bonne figure avenante semblait rendue plus douce par sa barbe et sa chevelure d’un blond très tendre ; il était gai, il était rieur, il aimait la vie ; son intelligence était vive, et son cœur chaud avait une nuance de platonisme qui lui donnait un charme de plus ; amoureux de toute vertu, de toute bonté, il ne se refusait pas aux spéculations utopiques qui promettent le bonheur à l’humanité. Nulle déception ne le décourageait, et comme il eût voulu que tout le monde fût heureux, il croyait volontiers à l’avènement prochain de la félicité universelle. Son souvenir est resté cher à ses amis. Il répondait au surnom de Bodoff et, grâce à son esprit de concorde, à l’aménité de sa nature, il avait conquis une réelle influence morale sur les jeunes gens qui alors habitaient Rome. Par lui j’entrai de plain-pied dans le monde des artistes, divisé en deux classes distinctes : « les messieurs d’en bas, » isolés, indépendans, et « les messieurs d’en haut, » pensionnaires du gouvernement français, hébergés à la villa Médicis et constituant une sorte d’aristocratie officielle qui n’excluait pas la camaraderie. Les messieurs d’en haut et les messieurs d’en bas se mêlaient si bien le soir au café grec, qu’il était difficile de les distinguer les uns des autres ; il ne pouvait en être autrement dans cette armée des beaux-arts, où l’initiative individuelle et l’action originale donnent seules la fortune et le renom.

L’Académie de France à Rome était alors dirigée par Victor Schnetz, qui avait eu du talent, et qui faisait avec bonhomie les honneurs de la villa Médicis. Il recevait le dimanche soir, et je ne manquais jamais d’assister à ces réunions, où les artistes, les diplomates, les monsignors et les voyageurs trouvaient quelque plaisir à se rencontrer sur un terrain neutre propice aux causeries. Ces soirées, un peu tristes d’aspect, comme celles où domine l’habit noir des hommes, étaient alors animées par la présence