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les glaciers ont prévalu sur cette dernière terre; ils se sont avancés à travers le labyrinthe des grandes vallées ; ils ont débordé sur les plaines, surmonté les plateaux; ils ont comblé toutes les profondeurs et vont de toutes parts déboucher dans la mer, où ils déversent leurs masses énormes, tantôt en plongeant leur pied directement au sein des flots, tantôt en laissant entre le point où ils terminent et la plage un espace relativement étroit. Cet espace, réduit à quelques milles, se déploie en une vallée ouverte où coule alors un véritable fleuve, comme celui que découvrit le docteur Kane et qu’il nomma la rivière de Mary Minturn. C’était une masse d’eau puissante, qui circulait librement à une époque de l’année où le reste de la contrée était encore recouvert d’une glace épaisse. C’est là un étrange phénomène au premier abord, mais M. Geikie fait remarquer que la glace est mauvaise conductrice de la chaleur, que le froid le plus formidable ne peut se transmettre au-dessous d’une certaine épaisseur de cette substance, de telle sorte que, dans les profondeurs de glaciers incessamment en marche, qui sillonnent, qui broient et qui polissent la surface de la terre arctique dont ils ont pris possession, il y a des myriades de siècles, l’eau liquide joue encore un certain rôle ; elle pénètre dans des canaux et remplit des cavités que le regard ne saurait atteindre et que l’imagination a peine à se figurer.

Au Groënland, en effet, une étroite ceinture littorale où la neige et la glace fondent en été et que recouvrent aussitôt d’éphémères pelouses étoilées de fleurs, est la seule zone qui soit habitable ; là seulement errent les Esquimaux et se rencontrent les colonies danoises; plus loin c’est le désert inabordable, sans chemins, hérissé de crevasses où trébuche le pied de l’homme, au sein d’un chaos sans limites. Les tourmentes de neige, les vents glacés en hiver, en été les ouragans furieux qui épargnent la côte et s’y déchaînent sans trêve, arrêtent forcément le voyageur le plus hardi. Cependant, rien n’est absolument inabordable à l’amour de la science, au désir de voir et de toucher ce qui passe pour n’être pas accessible. Quelques hommes ont affronté ces périls.

Le docteur Hayes, parti du Port-Foulke, gravit la côte et s’avança avec sa petite troupe à près de 60 milles sur le grand plateau qui domine la plage ; ils y furent assaillis par une tempête furieuse qui ne sévissait pas dans la région située au niveau de la mer et qu’il se hâta de regagner. — Mais celui à qui revient l’honneur de l’excursion la plus longue et la plus complète, constituant un véritable voyage d’exploration à l’intérieur du Groënland, est certainement le professeur Nordenskiöld, que la population parisienne a si bien accueilli l’an dernier à son retour de Sibérie. Nordenskiöld remontant