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fiançailles intellectuelles qui jamais n’ont été frappées de divorce. La route où nous avons marché n’est pas la même, le but que nous avons poursuivi n’a rien de semblable ; jamais la pensée ne m’est venue de me hausser jusqu’à me comparer à Flaubert et jamais je ne me suis permis de discuter sa supériorité ; mais, dans toutes les circonstances de la vie banale, de la vie militante, de la vie littéraire où nous avons eu besoin l’un de l’autre, nous nous sommes trouvés prêts à nous démontrer que rien n’avait affaibli notre vieille amitié. J’ai admiré Flaubert passionnément ; j’aimais sa gloire ; elle suffisait à mon ambition, et les applaudissemens qui accueillaient ses livres ont été une des plus fortes jouissances de ma vie.


VIII. — EN VOTAGE.

Le 4 mai 1844, je quittai Paris et, malgré le besoin de voyager qui me poignait, ce ne fut pas sans déchirement que j’abandonnai ma grand’mère et mes amis. Il y eut plus d’une larme versée au moment de la séparation ; Louis de Cormenin sanglotait. en me disant : « Si mon père l’avait voulu, je serais parti avec toi ! » Je venais d’avoir vingt-deux ans ; on me trouvait bien jeune pour aller seul courir le monde, ma santé n’était pas irréprochable, et l’affection des miens redoutait des dangers qui n’existaient que dans leur imagination. Aller en Orient, c’était quelque chose à cette époque ; on croyait encore à la peste, à l’intolérance du Grand Seigneur, aux embûches des brigands et au pal des janissaires ; pour ma part, je ne croyais à rien qu’au soleil, aux caravanes et aux paysages inconnus. En ce temps-là, le chemin de fer de Paris à Marseille ne fonctionnait pas, et le cœur gonflé, je grimpai sur l’impériale d’une diligence qui devait me conduire à Lyon. Le calepin en poche et le crayon tout prêt, j’écarquillais les yeux pour mieux regarder, griffonnant des notes, ébauchant un croquis et trouvant qu’à 20 lieues de Paris, la nature avait déjà un aspect oriental. À Lyon, je pris les bateaux du Rhône, qui partaient toujours et arrivaient quelquefois. En visitant les villes d’Avignon et d’Arles, je fus saisi d’un accès d’enthousiasme qui ne cessa plus. J’aurais voulu tout dessiner, tout emporter dans mes notes, le château des papes, le vieux pont où « tout le monde danse en rond, » le portail et le cloître de Saint-Trophime, les arènes, les éliscamps et les larges bateaux qu’un attelage de vingt chevaux halait le long des berges du fleuve. La sensation de ma liberté sans limites, la curiosité qui tenait en éveil les facultés de mon esprit, avaient développé en moi une vigueur que je ne soupçonnais pas et m’avaient donné une surexcitation dont ma correspondance se ressentit. Mes lettres de ce temps-là sont un hosannah. La nature me montait à la tête