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états du centre européen de ne pas rester morcelés. Il se refusait à préconiser la politique de conquête, mais il laissait percer ses arrière-pensées sur le Luxembourg et la Belgique, en disant que la France ne comprenait que l’annexion des populations ayant les mêmes mœurs et le même esprit national que nous. Il semblait, après un tel exposé des changemens qui venaient de s’opérer à nos portes dans l’état territorial de l’Europe, que la France, débarrassée des traités de 1815, entourée de nations satisfaites, et certaine de leur reconnaissance, n’aurait plus dorénavant qu’à se consacrer, avec une absolue quiétude, au développement de sa prospérité intérieure. Mais le souverain, malgré la confiance qu’il affectait et les argumens qu’il invoquait pour rassurer le pays, partageait au fond les émotions que manifestait le sentiment public, si bien qu’il en arrivait à conclure qu’en face des graves enseignemens qui ressortaient de la dernière guerre, il était de notre devoir de songer à la défense de notre territoire et de perfectionner sans délai notre organisation militaire.

On croit rêver en relisant de sang-froid, après nos revers, cette étonnante page d’histoire, mélange d’idées napoléoniennes et d’aspirations cosmopolites. Personne n’ignorait que la facilité des communications, l’échange incessant des idées, la solidarité intérêts économiques tendaient à faire tomber peu à peu les préventions internationales et, qu’avec l’aide du temps et de beaucoup de liberté, il se produirait dans le monde une réaction salutaire contre les exagérations du militarisme. Mais la France n’avait pas donné mission à son gouvernement d’assurer prématurément le triomphe de ces tendances au détriment de sa propre grandeur ; elle n’avait aucun intérêt à accélérer au profit exclusif de l’Italie et surtout de la Prusse la puissance irrésistible qui, disait-on, poussait les peuples à supprimer les états secondaires comme des rouages incommodes et à se constituer en grandes agglomérations. Il avait pu convenir à Napoléon Ier, pour justifier la désastreuse campagne de 1813, de prédire à l’Europe qu’avant peu elle serait cosaque, et à M. de Bismarck, pour nous amorcer, de faire de la Russie, dans ses entretiens de Biarritz, un colosse que la Prusse, forte et indépendante, serait appelée à contenir. Mais la France ne partageait aucunement ces inquiétudes. Elle voyait au contraire dans la grandeur de la Russie et des États-Unis un contre-poids précieux à la puissance de l’Allemagne et de l’Angleterre. Si Napoléon, dans l’intérêt de ses combinaisons, avait créé un royaume italien et fait une hécatombe de deux cent cinquante-trois souverains allemands, l’expérience avait démontré, en 1813 et 1815, qu’il avait méconnu ses propres intérêts aussi bien que ceux de la France ; mais Napoléon était avant tout un conquérant, il ne bouleversait et ne remaniait le continent